Il a consacré à sa passion beaucoup de temps, de sentiment et de moyens. Après le florilège de la première vente, la deuxième dispersion de sa bibliothèque est une fête littéraire axée sur le XIXe siècle.
Arthur Schopenhauer (1788-1860), Die Welt als Wille und Vorstellung [Le Monde comme volonté et comme représentation], Leipzig, F. A. Brockhaus, 1819, fort in-8°, 726 pp, 1 planche dépliante ; reliure en demi-vélin ivoire à la Bradel vers 1880.
Estimation : 40 000/60 000 €
La bibliothèque de Pierre Bergé est le reflet de l’homme et de ses goûts. Elle est, comme lui, ouverte sur le monde, sans frontières de langue ni de genre, reliant les anciens et les modernes pour célébrer l’essentiel : la littérature. À ses yeux, elle forme une constellation, un univers merveilleux où l’énergie créatrice de l’esprit humain se diffuse. Ainsi, pour cette deuxième vacation, on arpentera le foisonnant XIXe siècle avec délice et en toute liberté. Les livres forment un tout, et s’offrent à tous selon l’humeur, le temps, l’esprit de découverte. Comme d’extraordinaires agapes. On savoure un auteur dit mineur, des textes méconnus de grands écrivains, des manuscrits aussi beaux que des tableaux ; on participe à un jeu de pistes éclairant les relations multiples que ces créateurs tissent entre eux par leurs envois ; on chemine sur les chemins plus éthérés de la philosophie, autre centre d’intérêt de Pierre Bergé, qui occupe ici une place particulière. Homme épris de liberté, il s’est intéressé aux œuvres de Schopenhauer, Nietzsche, Kierkegaard et Marx, qui invitent à une réflexion sur la société, la libre détermination de l’homme ou pas , son asservissement par les sens, par une action irraisonnée ou par les forces économiques. Autant de questions existentielles qui ont nourri les grands courants philosophiques du XXe siècle.
Schopenhauer, père de l’existentialisme
Schopenhauer, par exemple, se revendique comme l’héritier de Kant, auquel il rattache aussi bien Platon et Aristote que les textes indiens bouddhistes, à l’époque nouvellement traduits. Un questionnement sur la connaissance le principe socratique, fondateur de la philosophie occidentale avec, chez le penseur allemand, un penchant désespéré. L’homme, partie du monde, est régi par des lois indépendantes de sa volonté ; celle-ci le différencie de l’animal par son intellect et la représentation qu’il se fait de l’univers. Schopenhauer, avant Darwin, souligne l’origine animale de l’homme. Paradoxe philosophique… Un exemplaire de son texte fondateur, publié dès 1819, Die Welt als Wille und Vorstellung [Le Monde comme volonté et représentation] un des dix sur grand papier hollande dont deux seulement sont connus à ce jour, le seul connu en mains privées est un des fleurons de ce chapitre, estimé autour de 40 000 €. Le philosophe était contemporain de Goethe, croisé chez sa mère, romancière qui tenait salon à Weimar. Il le rencontra par la suite à diverses occasions. Le héros de la littérature allemande, et des romantiques, est également bien représenté par des œuvres de jeunesse, Götz von Berlichingen mit der eisernen Hand. Ein Schauspiel (1773), évaluée environ 2 000 €, et de maturité : Les Affinités électives (1810), édition originale de la première traduction française, exemplaire de Jérôme Bonaparte (4 000 €). Témoignage de la volonté de Pierre Bergé de transmettre le patrimoine littéraire, la majorité des livres étrangers sont proposés dans la langue où ils ont été écrits. Ainsi, on remarque un exemplaire des Aventures de Tchitchikov ou les Âmes mortes, Moscou, 1842, de Gogol, satire féroce de la société provinciale. Elle fut reçue par la critique progressiste comme un réquisitoire contre le servage. Ce volume, habillé à l’époque d’une reliure russe, est attendu autour de 10 000 €. En écho, le roman d’Harriet Beecher Stowe, Uncle Tom’s Cabin; or, Life among the Lowly, Boston, John P. Jewett & Company, 1852, exemplaire de l’édition originale et de première émission, a contribué à défendre la cause abolitionniste avant la guerre de Sécession ; son impact sur la société américaine tant pour le Nord que pour le Sud fut déterminant (plus d’un million d’exemplaires furent vendus). Ce livre est aujourd’hui estimé 2 000 € environ.
Sade, Mallarmé et les grands noms du XIXe français
La Révolution marque un temps suspendu dans la littérature française. Enfermé à la Bastille, puis à Charenton, Sade poursuit son œuvre. Aux côtés des textes sulfureux comme La Nouvelle Justine, ou les Malheurs de la vertu ; suivie de l’histoire de Juliette, sa sœur, Paris, 1799-1801, en dix volumes, dont un exemplaire de l’édition originale, avec la suite de 101 estampes dessinées sous la direction du marquis, est évalué quelque 40 000 €, on découvre un ouvrage moins connu : Histoire secrète d’Isabelle de Bavière reine de France. Dans laquelle se trouvent des faits rares inconnus, ou restes dans l’oubli jusqu’a ce jour, et soigneusement étayés de manuscrits authentiques allemands, anglais et latins, Paris, 1813. Ce manuscrit complet, pour lequel il faut compter environ 60 000 €, reprend à travers la confrontation Jeanne d’Arc - Isabelle de Bavière, l’opposition entre la vertu et le vice, que l’on retrouvera chez Mallarmé. Les romans gothiques anglais vont nourrir le romantisme. Une vague d’anglomanie apparaît dans l’œuvre de Victor Hugo, dont l’admiration pour Shakespeare va changer radicalement les règles de l’écriture dramatique et les diverses formes de versification. Le chantre national est représenté sous toutes ses facettes : poète, romancier, dramaturge et dessinateur. Un exemplaire de La Légende des siècles. Nouvelle série, imprimé pour Paul de Saint-Victor(1827-1881), ami proche d’Hugo, a été relié avec, en tête, un dessin du poète sur peau de vélin, figurant les tours de Notre-Dame, le prénom Victor à terre, et le nom Hugo s’élevant en volutes dans le ciel. Son estimation ? Aux alentours de 60 000 €, tout comme les manuscrits de cinq poèmes, composés entre 1830 et 1854, de Gérard de Nerval, dont l’un est titré À Victor Hugo. Les Doctrinaires. Tout un chapitre est consacré à Gustave Flaubert, certainement l’auteur de prédilection de Pierre Bergé. On retient le manuscrit, l’un des derniers en mains privées, de Par les champs et par les grèves. Voyage en Bretagne, «remarquable, comme le souligne la notice du catalogue, non seulement pour sa valeur littéraire, mais par sa beauté même, avec ses pages lacérées de ratures et de corrections, dont l’abondance trahit l’acharnement de Flaubert à atteindre la perfection du style». Il est assorti d’une estimation indicative de 300 000 €. Autre manuscrit, mythique, celui des Noces d’Hérodiade. Mystère (voir page 18). «Il renferme l’intégralité des états et des ébauches du grand poème qui occupa Stéphane Mallarmé de 1864 à sa mort», lit-on dans le catalogue. Dire que le cercle des mallarméens est en émoi constitue un euphémisme… Il faut compter environ 400 000 € pour ce poème mystérieux, virginal et glacé, auquel Mallarmé passait ses hivers, l’été étant consacré au Faune, son pendant solaire et sensuel.