Des dessins, des meubles et des objets d’art de la maison du styliste passeront bientôt sous le feu des enchères. Autant de témoignages de l’univers de celui qui révolutionna le monde de la mode.
C’est une maison aux murs de pierre et au toit d’ardoise, percée de larges ouvertures offrant une vue splendide sur la mer. Une maison comme en on voit tant en Bretagne. C’est ici, face à la plage de Porsguen dans le petit village de Portsall, dans le Finistère nord, et à proximité du cairn de l’île Carn, l’un des plus anciens sites mégalithiques d’Europe, que Paco Rabanne vivait depuis une vingtaine d’années. Disparu le 3 février dernier à 88 ans, le couturier franco-espagnol avait une longue histoire avec la région. Il la découvre pour la première fois à 4 ans, en 1938, alors que sa famille fuit l’Espagne franquiste, qui a assassiné son père, colonel dans les forces républicaines, en 1936. Le jeune Francisco Rabaneda y Cuervo grandit dans les environs de Morlaix. Quelques années plus tard, alors âgé de 17 ans, il se rend à Paris et suit des études d’architecture à l’École nationale supérieure des beaux-arts, recevant notamment l’enseignement d’Auguste Perret. Afin de financer ses études, celui qui ne s’appelle pas encore Paco Rabanne produit de nombreux croquis de mode, pour Charles Jourdan ou Roger Model notamment.
L’année 1966 est charnière et riche pour le jeune styliste. Il présente deux collections, dont la première en février, intitulée «Manifeste», qui marquera une véritable rupture dans l’histoire de la mode. Les douze robes créées sont agrémentées de matériaux détournés tels des anneaux métalliques, sequins ou plaques en Rhodoïd. Si l’effet est au rendez-vous, elles sont jugées importables par la critique. En avril, il fait défiler les artistes du Crazy Horse dans des maillots de bain en Rhodoïd. Il s’installe en octobre au 33, rue Bergère, et collabore avec le monde du septième art. Quand Audrey Hepburn porte l’une de ses robes dans le film Voyage à deux de Stanley Donen, c’est la consécration. Datant justement de 1966, une robe courte sans manches et constituée d’une résille de marguerites, rosaces et anneaux en métal de trois couleurs (voir encadré page 17) constitue un point d’orgue de la vacation (6 000/ 8 000 €).
Le créateur continuera d’expérimenter tout au long de sa carrière, poussant toujours plus loin les limites des codes vestimentaires, y compris dans la mode masculine. Un peu plus tardive puisque de 1980, une autre robe en velours, de couleur pourpre et à encolure bateau, rivalisera avec la précédente, bien que d’un autre style (5 000/6 000 €). On y retrouve les fameuses marguerites de métal que le créateur aimait tant. En 1973, il lance son premier parfum, Paco Rabanne pour homme, qui rencontre un vif succès et demeure toujours prisé aujourd’hui. Un important flacon de cette fragrance, en édition limitée dans son coffret d’origine avec flaconnage en résille de métal, auquel est joint une enveloppe dédicace du styliste (120/ 180 €), réjouira les amateurs de pièces de collection. Au début des années 2000, Rabanne se retire de la vie publique et s’installe en Bretagne, sa terre d’élection, achetant une maison ancienne qu’il rénove entièrement.
Styliste baroudeur et multirécompensé
L’homme, simple et généreux, aimait à se ressourcer dans sa maison battue par les vents, loin de l’agitation parisienne. Avant de se mettre en retrait, il avait pris une part active à la vie locale, offrant même une aide précieuse à la SNSM, Société nationale de sauvetage en mer. En 2006, il illustre les enveloppes pré-timbrées de cette dernière, dont 4 000 lots de dix exemplaires sont ensuite édités. Depuis cette date et chaque année, il dotait généreusement leurs tombolas, offrant des dessins, des sacs à main ou des parfums, et jusqu’à des chaises qu’il avait lui-même dessinées. Il s’investissait également dans le domaine musical, assurant la promotion de groupes traditionnels. Jamais en rupture totale avec le monde de la mode, il a même dessiné les costumes du Bagad An Eor Du, l'ensemble local. Entrer dans sa maison, c’est pénétrer dans un univers à part. Il a conçu le mobilier, qui a ensuite été fabriqué dans un atelier professionnel. Qu’il s’agisse d’une suite de quatre bancs en chêne et placage de chêne bruni recouverts d’une galette de cuir orange (500/800 €), d’une table en chêne de forme trapézoïdale reposant sur deux pieds en pyramide ou d’un bureau de la même essence, aux quatre pieds traités façon tréteaux (400/500 € chaque), sans omettre l’important canapé en confident – lui aussi en chêne et placage de chêne – recouvert de cuir rouge piqué sellier, tout est né dans son esprit.
De nombreuses récompenses et autres décorations constituent une galerie de trophées montrant l’impact qu’a eu le créateur sur son domaine. Parmi elles, le Dé d’or de la haute couture française, que le styliste a reçu en 1990 des mains d’Helena Rubinstein, marraine de l’événement, sera l’une des curiosités de la vente à saisir pour 800/1 200 € (voir ci-dessous). Institué par Pierre-Yves Guillien du Quotidien de Paris, le Dé d’or venait récompenser deux fois par an, entre 1976 et 1990, la meilleure collection de la saison. Complémentaire de cette récompense, l’Aiguille d’or (800/1 200 €) marquait les créations les plus singulières et originales. La Russie également a récompensé le couturier, en lui décernant le trophée des Journées de la haute couture à Moscou. Cet objet en vermeil, en forme de mannequin de couture drapé, incrusté de petits diamants et posé sur un socle orné de pierres dures, est attendu à 600/800 €. D’autres décorations complètent ce palmarès, toutes estimées 100/150 € : de France, une croix de chevalier de la Légion d’honneur en argent émaillé, et une médaille de chevalier de l'ordre des Arts et des Lettres ; d’Espagne, une médaille d’or du mérite des Beaux-Arts et sa broche assortie, et une croix de l’ordre d’Isabelle la Catholique, avec sa réduction.
Un dessinateur invétéré
Un très grand nombre de dessins et croquis de la main de Paco Rabanne, datés généralement avant 1966 – ce qui explique qu’ils soient signés «Franck Rabanne», «FR» ou «Rabaneda» –, constituent l’essentiel de la vente (estimations de 300/500 € à 800/1 200 €). Depuis les croquis produits dans sa jeunesse, il a toujours conservé cette appétence pour le dessin. «Il avait un sens inné de la création, explique l’expert Thierry Grassat, associé à une précision d’horloger. Il avait un besoin inexorable de dessiner, et pouvait créer des dizaines de croquis pour un seul tableau ou objet.» Robes, chapeaux, gants, montres, ceintures, bijoux, sacs à mains ou chaussures, tout y passe. Mais il dessinait également beaucoup au feutre – principalement des œuvres graphiques tels des nus féminins ou des profils d’homme – et sculptait. Curieux, il s’intéressait à tout, y compris aux domaines plus spirituels et jusqu’à l’ésotérisme ou l’alchimie. Issus de sa bibliothèque, de nombreux ouvrages relatifs à ces sujets (15/20 € à 20/30 €) montrent que cette attirance ne l’a jamais quitté. Critiqué pour ses «prédictions», qui se sont souvent avérées fausses, il était en Bretagne apprécié de tous pour sa simplicité et sa discrétion. «À Portsall, j’ai trouvé un lieu ou vivre et mourir », confiait le couturier à Ouest-France en 2006. Il aimait profondément la Bretagne, elle le lui rendait bien.