Le docteur Vincent entretenait une véritable passion pour le règne de Napoléon Ier, notamment pour les fastes de sa table, lorsque les orfèvres enfin reprirent du service pour livrer le meilleur de leur art.
Voici une vente qui ne saurait mieux résonner avec le calendrier des commémorations du bicentenaire de la mort de Napoléon Ier. Parmi ces dernières, la fondation Caillebotte consacre une exposition à l’orfèvre et tabletier Martin-Guillaume Biennais, le Mobilier national une autre aux palais disparus de l’Empereur, tandis que le château de Fontainebleau met en scène «Un palais pour l’Empereur» et qu’au musée des beaux-arts d’Ajaccio se clôture «Napoléon, légendes», tenue tout l’été. Dans chacune de ces manifestations, l’orfèvrerie tient sa place, comme marqueur important des fastes du régime. Le hasard n’étant pas de ce monde, le docteur Vincent, le collectionneur dont proviennent les pièces présentées, est allié à une grande famille corse (comptant parmi ses membres le résistant Jean Nicoli). Ceci plus cela aboutit à la dispersion de pièces d’une rare homogénéité : «Voici bien longtemps qu’un ensemble d’un tel intérêt n’avait été proposé aux enchères en France», s’enthousiasme Mme de Noblet, experte de la vente. Commencée par des héritages et complétée par des acquisitions dans de grandes ventes publiques des années 1970, cette collection, en présentant les plus grands noms du début du XIXe siècle, s’apprête à insculper sa marque dans la connaissance d’un style lié à son époque.
Nouveau souffle
Philippe Costamagna, directeur du palais Fesch-musée des beaux-arts d’Ajaccio, a publié Les Goûts de Napoléon, regorgeant d’anecdotes et d’informations savoureuses. On y découvre aussi les habitudes culinaires de Bonaparte et l’on y apprend par exemple qu’il aimait les rougets… Point de service à poissons parmi l’orfèvrerie de la collection bientôt dispersée, mais des pièces de forme et de prestige sur lesquelles on retrouve les poinçons des plus grands ateliers. À leur tête, des artistes ravis de reprendre du service grâce à l’avènement de l’Empire mais qui, avec talent, vont apporter un esprit neuf. Sous Napoléon Ier, l’étiquette rétablit le faste de l’Ancien Régime des tables dressées à la française. C’est le grand retour des surtouts, corbeilles sculpturales et autres plats et candélabres – 15 000/20 000 € pour une paire en argent de Marie-Joseph-Gabriel Genu (voir page 17) au fût en colonne, orné à sa base de trois lions ailés adossés, autour desquels des plats de toutes dimensions sont disposés. Ce luxe est toujours aussi apprécié par les cours européennes, qui commandent régulièrement – et notamment à l’atelier d’Odiot – des services complets. Au printemps 2017, le musée des Arts décoratifs avait consacré une exposition à Jean-Baptiste-Claude Odiot (1763-1850). Celui qui a construit un empire d’argent et de vermeil, sans jamais avoir été l’orfèvre attitré ni de Napoléon Ier ni de Louis XVIII, le méritait bien : il signe une véritable success-story à la française. Dans une chronique de 1820, on peut lire : «La réputation de M. Odiot est universelle ; tous les objets qui sortent de ses ateliers sont de la plus grande beauté et dignes à tous égards de sa haute réputation.» Les milieux de surtout en sont l’un des éléments les plus prestigieux. Odiot y met tout son talent, s’associant à Pierre-Paul Prud’hon pour les dessins de ses figures mythologiques – Thomire fera de même. Le modèle, ici présenté, aux deux femmes drapées soutenant la corbeille (50 000/60 000 €), donne une petite idée de l’effet qu’ils devaient produire sur une table dressée. Il en était certainement de même avec les autres pièces de forme. La paire de soupières et la paire de coupes à entremets appliquées sur les corps et les couvercles des armoiries du comte Charles-André Pozzo di Borgo (voir encadré page 18) forment le lot le plus chèrement attendu : 60 000/80 000 €. «Le modèle de soupières aux anses aux serpents fut une grande réussite de la maison Odiot, précise l’experte, il est noté dans les livres-journaux de 1814 à 1819.» Quand on regarde en détail les écailles de serpent finement ciselées et d’un naturalisme menant tout droit vers le début du siècle suivant, on le comprend aisément ! Les grands services peuvent comporter jusqu’à quatre huiliers. Celui présenté ici appartient à un modèle connu, le service livré à Jérôme de Westphalie vers 1809. Il se compose de la même façon d’un fût en pilastre surmonté d’une Victoire ailée, les porte-carafons étant formés d’une ronde de trois enfants zéphyrs tenant une guirlande de lauriers, mais il est en argent et non en vermeil (6 000/8 000 €).
Une histoire de style et de techniques
L’orfèvrerie Empire ne marque pas de rupture avec le siècle précédent. Par son recours systématique à l’Antiquité, elle s’inscrit dans la continuité de la vague néoclassique lancée sous l’Ancien Régime. De plus, les orfèvres ont presque tous été formés au XVIIIe. Il en est ainsi de Roch-Louis Dany, reçu maître en 1779 et qui reprend du service en s’adaptant au goût nouveau – son bouillon et présentoir en vermeil, 1809-1819, est attendu autour de 1 000 à 1 200 €. Leur répertoire ornemental joue à foison des victoires et autres charmants zéphyrs ailés, des frises de palmettes et feuilles de laurier, des appliques, des sphinges et des cygnes, des têtes d’égyptiennes encore… une déclinaison parfaitement maîtrisée également sur le plan technique. Un autre, et non le moindre, intérêt de cette collection est de présenter, aux côtés des œuvres poinçonnées de Martin-Guillaume Biennais – dont la théière de forme étrusque développe sa technique particulière et immédiatement reconnaissable d’une large frise sur fond amati (voir ci-contre) – et d’Odiot, des réalisations de maîtres plus confidentiels aujourd’hui et surtout connus des spécialistes. Une soupière couverte accompagnée de son présentoir et de sa doublure (25 000/30 000 €) et une saucière casque à la ligne d’une belle sinuosité et d’une incroyable légèreté (3 500/4 000 €) illustrent l’art profane, et ô combien talentueux, de Jean-Charles Cahier (1772-1857), spécialisé dans l’orfèvrerie religieuse. En 1804, il a livré des objets liturgiques pour la chapelle du Grand Trianon puis en 1805-1806 pour celle des Tuileries. Sur cette table abondamment garnie, on croise encore une paire de petits flambeaux en vermeil de Pierre Paraud (2 000/3 000 €), une aiguière et son bassin en vermeil (8 000/10 000 €) de Marc-Augustin Lebrun (1782-1859) et une paire de dessous de bouteilles en argent à la galerie ajourée de griffons ailés de Marc Jacquart (actif entre 1794 et 1829), estimée 2 000/3 000 €. C’est bien le meilleur de l’orfèvrerie du premier Empire qui passe à table.