L’INHA s’est livré à un jeu de pistes et à un travail de fourmi : recenser les œuvres du musée d’Alexandre Lenoir dans sa base Agorha. Béatrice de Chancel-Bardelot nous en dit plus.
L’exposition «Un musée révolutionnaire, le musée des Monuments français d’Alexandre Lenoir», à voir au Louvre jusqu’au 4 juillet, est l’occasion de se pencher sur le travail d’un organisme peu connu du grand public, l’Institut national d’histoire de l’art (INHA). Créé en 2001, il a permis à la France de se doter d’une structure, comparable à celles existant déjà dans nombre de grands pays occidentaux, s’appuyant sur une bibliothèque étoffée à partir du socle documentaire légué à l’Université de Paris, en 1918, par le couturier et collectionneur Jacques Doucet. Avec plus de 1,5 million de documents, faisant le bonheur des historiens de l’art, des étudiants et des professionnels, elle représente le plus grand fonds d’histoire de l’art en Europe.
La base agorha
Ce fonds devrait prendre place dans la salle Labrouste de la Bibliothèque nationale (site Richelieu) mi-décembre 2016, une fois les travaux de rénovation achevés. L’INHA a en outre constitué une trentaine de bases de données, en partie mutualisées et regroupées sur sa plate-forme Agorha (Accès global et organisé aux ressources en histoire de l’art). La plus connue est le Retif, qui recense les tableaux italiens dans les collections publiques françaises (XIIIe-XIXe siècles). Une autre base nous ramène à notre sujet : «Le musée des Monuments français d’Alexandre Lenoir, histoire et collections». Répertoriant les œuvres présentes dans les catalogues de cet établissement fondé en 1795, en pleine période révolutionnaire, et fermé en 1816, elle a été lancée en 2010 par Roland Recht et Geneviève Bresc-Bautier. La responsabilité de ce programme a été confiée à Béatrice de Chancel-Bardelot, qui connaît son sujet sur le bout des doigts, après avoir été conservateur au département des sculptures du Louvre de 1992 à 1998. Aujourd’hui conservateur en chef du musée de Cluny et commissaire scientifique de cette exposition, elle a accepté de nous en dire davantage sur sa mission auprès de l’INHA. Elle estime le nombre de pièces fichées des sculptures essentiellement, mais également quelques œuvres d’art autour de mille cinq cents. Parmi elles, environ quatre cents ont été publiées sur Agorha, correspondant aux salles des XVe, XVIe et XVIIe siècles, aménagées par Lenoir. La totalité des œuvres présentées dans l’exposition figurent parmi elles. À noter, les pièces les plus importantes sont décrites pas plusieurs notices. Outre sa description générale, le tombeau de Renée d’Orléans-Longueville, recomposé dans les salles de sculpture du Louvre, dispose par exemple de plusieurs notes pour ses bas-reliefs et éléments sculptés, complétées par la gravure du monument insitu dans le musée de Lenoir.
Les sources documentaires
Béatrice de Chancel-Bardelot précise que la base donne accès à des recherches menées de longue date, en particulier par le Louvre et son département des sculptures. Les trois volumes publiés par son conservateur Louis Courajod entre 1878 et 1887, Alexandre Lenoir, son journal et le musée des Monuments français, représentent ainsi une source fondamentale pour l’étude des œuvres, dont les fiches papier, constituées par le musée exactement cent ans plus tard, ont été numérisées par l’INHA. La documentation propre au musée disparu, principalement recueillie par les Archives nationales, qui les conservent sur leur site de Pierrefitte-sur-Seine, reste naturellement la première référence. S’y adjoignent les pièces restés dans la famille d’Alexandre Lenoir, publiées sous le titre Archives du musée des Monuments français à l’initiative de son fils Albert, lui-même architecte et érudit, à l’origine de la création du musée de Cluny.
Un travail de Limier
Malgré toutes ces sources d’information, retracer le parcours des œuvres n’est pas aisé. Bien que Lenoir ait régulièrement actualisé ses catalogues – au nombre de douze, plus un exemplaire illustré –, Béatrice de Chancel-Bardelot souligne qu’ils «sont à prendre quelquefois avec un sens critique, et il y a beaucoup de recoupements à faire». Certaines œuvres ont ainsi parfois été renommées. D’autres, publiées par anticipation, n’ont jamais figuré dans le musée, leur négociation d’acquisition ayant capoté. Le conservateur était par ailleurs réticent à ôter de son catalogue des pièces dont il était particulièrement fier, et qu’il avait pourtant dû céder au Louvre. Heureusement, beaucoup de mouvements ont été consignés, tant par Louis Courajod que par le musée des Monuments français. À sa fermeture, certaines œuvres ont été transférées aux églises. D’autres sont restées sur place, à l’École des beaux-arts, d’autres encore ayant été données au Louvre ou au dépôt lapidaire de la Ville de Paris, devenu plus tard le musée de Cluny. Des «biens dénigrés» ont également été remis à des particuliers. Cela a par exemple été le cas avec la famille de Bourbon, ayant reçu un certain nombre d’éléments, réinstallés à Chantilly. Le domaine et ses collections ayant été légués à l’Institut de France par le duc d’Aumale en 1886, les pièces ont finalement réintégré le domaine public. D’autres, en revanche, sont toujours en mains privées.
Lenoir, controversé
La commissaire indique que «tout n’est pas toujours très facile à identifier, en particulier concernant les sculptures religieuse. Alexandre Lenoir préférait la sculpture “iconique”, et beaucoup de pièces sacrées sont donc ressorties, même pendant l’existence du musée, puisqu’il n’y avait pas à l’époque d’inaliénabilité des collections comme aujourd’hui. Il pouvait vendre une œuvre, ou l’échanger avec un marchand, pour en avoir une autre qui lui semblait plus intéressante». Peut-être disparues au XIXe siècle ou plus récemment, un certain nombre de pièces non localisées pourraient ainsi réapparaître sur le marché de l’art et être identifiées… Quelque peu controversé aujourd’hui, Lenoir l’était déjà de son temps : non seulement il a enlevé les œuvres à leur cadre l’origine, mais il est allé jusqu’à recomposer des monuments en l’honneur de tel grand personnage ou de tel artiste. Les péripéties advenues au tombeau de Philippe Chabot (1480-1543), dont l’état originel nous est connu par des gravures, sont à ce titre emblématiques : arrachés à l’église des Célestins, ses fragments avaient été remontés dans des monuments composites factices, comme le montre une reconstitution 3D de la salle dédiée au XVIe siècle imaginée par Lenoir. Les vestiges sont aujourd’hui présentés au Louvre, selon une disposition s’inspirant de son premier état, irrémédiablement perdu. Dans le contexte de la Restauration, l’émotion suscitée par le sort des tombeaux déplacés a ainsi donné lieu à des pamphlets. Pourtant, la fermeture du musée entraîna également un grand nombre de regrets, se manifestant notamment par la publication de recueils de gravures rappelant son souvenir. La création du musée de Cluny a ainsi pu apparaître à certains comme une forme de continuation de celui des Monuments français, même si le contexte était différent : le musée de Lenoir était celui de l’histoire de la sculpture et de l’histoire de France, quasiment des Celtes à la sculpture contemporaine, alors que Cluny s’est consacré au Moyen Âge. Outre les musées nationaux, bien des églises parisiennes ont hérité des œuvres de Lenoir : Notre-Dame, Saint-Étienne-du-Mont, Saint-Germain-des-Prés, Saint-Gervais, Saint-Denis naturellement, mais aussi Saint-Sulpice, Saint-Eustache ou encore l’église Saint-Roch, particulièrement bien dotée. Dans ces trois derniers édifices, le Louvre et le service de la conservation des œuvres d’art religieuses et civiles de la Ville de Paris ont créé une signalétique spécifique, en écho à l’exposition «Un musée révolutionnaire». Une belle façon de redécouvrir le patrimoine !