Intellectuel touche-à-tout, l’homme avait su constituer, grâce à ses amitiés nouées à Montparnasse, une rare collection placée sous le signe de l’abstraction. Une partie de cet ensemble, dispersée prochainement, évoque les ténors de ce mouvement.
Piet Mondrian, Michel Larionov, Marcel Janco, Wolfgang Paalen, Enrico Prampolini et tant d’autres pour les arts graphiques, ou encore André Kertész pour la seule photographie… À la lecture des noms inscrits au catalogue, on se dit que bien des avant-gardes de la première moitié du XXe siècle se sont donné rendez-vous pour cette vacation parisienne du 10 novembre. Une impression confortée par la présence d’œuvres qui prennent pour modèles Tristan Tzara ou Guillaume Apollinaire, points de fusion avec la poésie révolutionnaire de l’époque. Seule une personnalité hors du commun pouvait les avoir réunies : celle, polymorphe, de Michel Seuphor (1901-1999) ; l’homme, on le sait, était habité à parts égales par la recherche de l’expression plastique la plus innovante et le démon de l’écriture. Cet ensemble, tiré de sa collection personnelle, était demeuré dans sa succession. Composé de tableaux, dessins, estampes et tirages photographiques, il retrace la longue vie jalonnée de rencontres d’un créateur aux multiples facettes, à la fois critique d’art, poète, théoricien et lui-même artiste.
Montparnasse années 1920
Michel Seuphor aura traversé le XXe siècle en éternel enthousiaste des mouvements avant-gardistes. Une aventure qui commence très tôt, dès 1921 à Anvers, sa ville natale, lorsque le poète belge de son vrai nom, Fernand-Louis Berckelaers fonde avec Geert Pijnenburg la revue littéraire et humaniste Het Overzicht («Le Panorama») ; ce support, auquel collabore aussi le peintre Jozef Peeters, alloue une part de plus en plus large aux arts plastiques. Il prône en particulier une suprématie de l’abstraction, incarnée par le mouvement De Stijl de Theo van Doesburg et Piet Mondrian et les principes géométriques des théoriciens du Bauhaus. La publication s’attache aussi à révéler le constructivisme et le dadaïsme, autres courants tout aussi novateurs. Le jeune Berckelaers s’est déjà choisi un pseudonyme, comme en raffole le milieu artistique de l’époque : «Seuphor», une anagramme d’Orpheus, le poète du mythe antique qui charme de sa lyre non seulement les animaux, mais aussi les arbres et les rochers… Faut-il y voir un clin d’œil adressé au destin par celui qui saura apprivoiser bien des créateurs subversifs ? En 1925, il décide de s’installer à Paris, alors capitale cosmopolite des arts. Dans le quartier de Montparnasse, où les peintres et sculpteurs de toutes nationalités investissent ateliers et terrasses de café, Seuphor retrouve les ténors de l’avant-garde internationale, les Pablo Picasso, Moholy-Nagy, Constantin Brancusi, Enrico Prampolini, ou encore les couples formés par Jean Arp et Sophie Taeuber, Robert et Sonia Delaunay. Le plus fascinant d’entre eux s’avère le discret Mondrian, qu’il connaissait déjà et dont il devient l’un des proches. Bien plus tard, en 1956, il sera d’ailleurs l’auteur de la première monographie consacrée au Néerlandais. Pour l’heure, il lui présente le photographe hongrois André Kertész, fraîchement débarqué de Budapest, qui va bientôt réaliser dans l’atelier du peintre une prise de vue devenue légendaire (voir page de gauche). En 1929, stimulé par ce bouillonnement créatif, Seuphor lance avec le peintre Joaquín Torres García un groupe d’artistes baptisé «Cercle et carré», mobilisant les partisans de l’abstraction naissante. Bien entendu, Mondrian y occupe une place centrale, mais également d’autres plasticiens alors moins connus, comme Georges Vantongerloo et Marcelle Kahn. C’est aussi l’occasion pour le critique d’éditer une nouvelle revue, éponyme, qui comptera trois numéros. À la fin des années 1940 débute la seconde période de sa vie, dominée par la publication de nombreux et fondamentaux ouvrages sur l’histoire de l’abstraction, tel le Dictionnaire de la peinture abstraite paru en 1957. Mémoire vivante de l’entre-deux-guerres, le critique organise des expositions de référence, notamment, en 1969, le premier accrochage consacré à Piet Mondrian à l’Orangerie. Passeur d’art, Michel Seuphor s’est exercé lui-même à la pratique artistique. Si à ses débuts, vers 1930, il privilégie une ligne «néoplastique», il élabore petit à petit un vocabulaire plus personnel, qui s’épanouira après 1950 avec ses fameux «dessins à lacunes», aux lignes horizontales discontinues. L’importance de son travail sera enfin reconnue en 1977 par une rétrospective au Gemeentemuseum de La Haye, puis au Centre Pompidou, auquel il fit don de seize pièces de sa collection, dont un vibrant Portrait de Tatline peint en 1913 par Larionov.
Un large panorama du mouvement abstrait
Car Michel Seuphor, fidèle complice de bien des tenants de l’abstraction, a pu rassembler dès 1920 une collection fort représentative de ce mouvement. Un ensemble qui affiche cependant une particularité peu courante : il n’est quasiment composé que de cadeaux de ses amis artistes. Le Portrait de Tristan Tzara, exécuté par son compatriote Marcel Janco vers 1915-1916, n’en est pas le moindre exemple : offert par le peintre après 1967, il représente le poète d’origine roumaine à l’époque même où ce dernier participe à la naissance du mouvement dada à Zurich. Cette pièce historique pourrait bien se révéler le lot phare de la vente (30 000 à 50 000 €). Tout aussi précoce, et témoignant de l’effervescence artistique d’avant le premier conflit mondial, un autre portrait : celui de Guillaume Apollinaire. Esquissé au crayon par Larionov vers 1914, l’année où le peintre russe s’installe à Paris, plus tard donné à Seuphor, ce dessin est estimé 6 000/8 000 €. Également offerte, une encre et lavis de Félix de Boeck datée de 1923 et nommée Tekening trouvera preneur aux alentours de 2 500 €. C’est encore le cas d’une Composition de Jozef Peeters, une aquarelle de 1922, dont le quadrillage multicolore pourrait attirer 1 200 €. Adepte de l’abstraction des années 1950 et 1960 (il soutient alors la débutante Aurélie Nemours), Seuphor l’a aussi collectionnée. Il reçoit encore de son complice de Montparnasse, Enrico Prampolini, Mesures, une huile datée de 1951 (6 000/8 000 €), et de Wolfgang Paalen une étonnante huile sur liège Sans titre, de 1952, qui se range parmi les œuvres proches de l’abstraction laissées par ce peintre plutôt surréaliste (3 000/5 000€). De l’œuvre personnelle de Michel Seuphor, une petite sélection sera présentée ce 10 novembre, une partie de ses œuvres graphiques ayant déjà été dispersée par Artcurial en mai 2011 ; on appréciera néanmoins l’une de ses encres exécutées en 1953, Nouvelle Zénible (prévoir autour de 500 €). Et Mondrian dans tout cela ? La figure tutélaire de cette vente sera représentée par un portfolio de douze planches, édité par la galerie Denise René en 1957 et numéroté 110 sur 300, pour lequel il faudra compter 6 000/8 000 €.
Une prise de vue légendaire
Autre point fort de la collection, les «Kertész» de Michel Seuphor. Il s’agit d’un ensemble de dix-sept photographies originales sur papier aux sels d’argent, qui ont été données au critique par André Kertész lui-même pour diverses utilisations, en particulier pour illustrer sa monographie de référence sur Piet Mondrian, publiée en 1956. Ce qui explique qu’elles ne soient pas signées, tout en portant la mention du nom de leur auteur. Elles se répartissent en deux groupes, justifiant les variations d’estimations : les tirages gélatino-argentiques d’origine, des alentours de 1926, et ceux postérieurs effectués au cours des années 1950. Certains d’entre eux, que le photographe hongrois a réalisés durant l’été 1926, relèvent d’une séance photographique devenue depuis légendaire. Ce jour-là, Seuphor invite Kertész à le suivre chez Piet Mondrian pour prendre quelques clichés. Ces images saisies dans l’appartement et l’atelier du peintre néerlandais, au 26 de la rue du Départ, non loin de la gare Montparnasse, vont faire la célébrité de leur auteur jusqu’alors inconnu. On les voit en 1927 lors de son premier accrochage personnel, à la galerie parisienne Au sacre du printemps, puis publiées la même année dans la revue surréaliste Bifur. Elles apparaissent encore à trois reprises dans des expositions, à Bruxelles, Essen et Stuttgart. Avant de se transformer bientôt en véritables icônes de la photographie du XXe siècle, comme la célébrissime image du vase à la tulipe devant la porte ouverte, connue sous le titre Chez Mondrian, dont l’artiste fit don au musée national d’Art moderne en 1978. Parmi les tirages ici proposés, il y a surtout ce triple portrait intitulé Dans l’atelier de Piet Mondrian Piet Mondrian, Enrico Prampolini et Michel Seuphor : «Il s’agit d’un rare tirage d’époque, explique l’expert Paul Benarroche, et de plus, sur un format carte postale appartenant à une petite série.» Aussi, la plaçant en tête des lots photographiques, il a proposé pour cette image une estimation de 10 000 à 15 000 €.