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Louis Carré, un galeriste droit dans ses bottes

Publié le , par Laurence Mouillefarine

Les amateurs d’architecture et de design connaissent la Maison Louis Carré, seule architecture du maître finlandais Alvar Aalto construite en France. Ils en oublieraient presque que son commanditaire fut, après-guerre, un marchand de tableaux ô combien respecté. 

Louis Carré en 1965. Photo Archives Galerie Louis Carré & Cie Louis Carré, un galeriste droit dans ses bottes
Louis Carré en 1965.
Photo Archives Galerie Louis Carré & Cie

Voilà quatre-vingt-cinq ans que son nom scintille sur l’enseigne d’une galerie, avenue de Messine à Paris. Néanmoins, Louis Carré est plus souvent célébré pour la maison qu’il fit construire par le Finlandais Alvar Aalto que pour son activité de marchand de tableaux. Pourtant, Dieu sait qu’il était influent dans les années de l’après-guerre. Au point d’exaspérer le grand Kahnweiler… Ainsi que le raconte joliment Pierre Assouline dans la biographie de ce dernier, L’Homme de l’art, il arrivait que les deux professionnels fissent antichambre en même temps chez Picasso, rue des Grands-Augustins, le peintre, volontiers pervers, jouant de leur rivalité. « Plus qu’une épreuve, c’est un calvaire car Picasso aime bien faire entrer Carré en premier, laissant Kahnweiler souffrir pendant de longs moments, seul avec son angoisse », note l’auteur. Pablo s’amuse !

Un homme d’action
Avant de s’enthousiasmer pour les arts plastiques, Louis Carré a bien d’autres sujets d’intérêt. Ce Breton, né en 1897 à Vitré, Ille- et-Vilaine, suit des études de droit à la faculté de Rennes. D’une famille d’antiquaires, il traite, pour thèse de doctorat, « De la réglementation des ouvrages en métaux précieux depuis le très ancien temps ». Il publie, par ailleurs, Les Poinçons de l’orfèvrerie française, ouvrage très prisé, et le Guide de l’amateur d’orfèvrerie. À la disparition de ses parents, il reprend le flambeau, et ouvre un magasin d’antiquités à Paris, au 219, rue du Faubourg-Saint-Honoré. Il s’y ennuie. Son ami, Charles Ratton, lui fait découvrir les arts premiers. Sur l’Afrique, l’Amérique, l’Océanie, Louis Carré rassemble une imposante bibliothèque. Tous deux officieront comme experts lors de la vente Éluard-Breton à Drouot en 1931. Quatre ans plus tard, Louis Carré s’installe dans l’immeuble de Le Corbusier, rue Nungesser-et-Coli. L’architecte est son voisin, ils sympathisent. La présentation qu’ils organisent en 1935 sur « Les arts dits primitifs dans la maison d’aujourd’hui » marque son époque. C’est en visitant une exposition Toulouse-Lautrec au musée des Arts décoratifs que l’ex-juriste se prend de passion pour la peinture moderne. Louis Carré, homme d’action, se lance dans une nouvelle aventure : une galerie ! « Il n’est pas parti sans rien », précise son petit-fils, Patrick Bongers, qui en est aujourd’hui le directeur. « Carré était marié à une femme fortunée, Jeanne Maury, dont la famille possédait une usine de traitement des soies de porc. » Tout est bon dans le cochon… On inaugure les cimaises de l’avenue de Messine avec des tableaux de Juan Gris que le marchand débutant a débusqués chez Kahnweiler.
 

Le luminaire d'Aalto met en valeur le hall haut de cinq mètres, en forme de voûte, et revêtu de lamelles de pin.
Le luminaire d'Aalto met en valeur le hall haut de cinq mètres, en forme de voûte, et revêtu de lamelles de pin.

Carré attiré par le cubisme, c’était écrit ! Après Gris, vient Paul Klee. Puis Le Corbusier dont notre héros décèle le talent de peintre. Il a l’œil, Monsieur Carré ! S’il continue à travailler durant l’Occupation, il expose – et avec succès – des maîtres reconnus : Denis, Dufy, Matisse, Rouault, Vuillard. L’art n’apparaît-il pas, alors, comme une valeur refuge ? « Il vivait en première classe, rappelle Patrick Bongers, s’habillait sur mesure, roulait en Rolls-Royce avec chauffeur, fréquentait les meilleurs restaurants.» « Pour faire de bonnes affaires, il faut une bonne table », prônait le professionnel qui avait la sienne chez Taillevent. Entre autres coups d’éclat, sitôt la guerre finie, Louis Carré fait venir en France les mobiles de Calder. Une audace. Les sculptures arrivent en pièces détachées… En 1949, hardi, il monte une galerie à New York sur la Ve Avenue. Et la referme trois ans plus tard, ne parvenant pas à imposer « ses » artistes aux États-Unis. Dans un pays hanté par le maccarthysme, Picasso et Léger, communistes, n’ont pas la cote. De plus, les Américains ont tendance à préférer leurs propres plasticiens. Point découragé par cet échec, le galeriste est plus que jamais décidé à défendre ses compatriotes. Il se tourne vers les jeunes peintres « non figuratifs » : Jean Bazaine, Maurice Estève, André Lanskoy. Il a une prédilection pour Jacques Villon dont il acquiert l’entière production. Il prend des risques. Sa réputation tient à l’importance de son stock. Il est aussi connu pour son caractère difficile…

Carré, maniaque de l’accrochage, veille à l’emplacement de chaque tableau au millimètre près. Amateur de beaux livres, il bichonne ses catalogues, en choisit la typographie, la mise en pages, les fait imprimer sur grand papier et préfacer par des personnalités, écrivains à la mode – Paul Éluard, Jean-Paul Sartre, André Maurois, Jean Cocteau – ou conservateurs de musée, tel Jean Cassou. Son entreprise prospère, elle emploie quinze salariés. Certes, ses poulains n’ont pas tous connu une gloire éternelle. Ni le délicat Maurice Brianchon, peintre de la réalité poétique, ni André Marchand qu’on voyait comme « le nouveau Picasso » n’ont atteint au firmament. En revanche, Carré peut se vanter d’avoir fait entrer le premier tableau de Soulages dans les collections du MoMA. L’art abstrait apparaît en fanfare sur ses cimaises : Delaunay, Hélion, Kupka. À l’approche de la soixantaine, Louis Carré a soif de verdure. Son ami, Jean Monnet, l’un des fondateurs de l’Europe, lui loue un temps sa maison de campagne à Bazoches-sur-Guyonne, dans l’ouest de Paris. Lorsque celui-ci souhaite l’occuper à nouveau, Carré cherche un terrain dans le même pittoresque village pour faire édifier la sienne. À qui en confier la construction ? Un représentant de la modernité bien sûr, mais lequel ? Le Corbusier ? Il craint son côté « béton ». Il cherche, voyage en Scandinavie. On lui conseille Alvar Aalto, réputé pour ses réalisations en bois aux formes organiques. Les deux hommes se rencontrent à la Biennale de Venise de 1956. Jouisseurs, ils ont en commun l’amour des femmes et de la bonne chère, apprécient en outre les mêmes artistes.
 

Étonnante, cette construction moderne dans la campagne de l'Ile-de-France. Elle fut classée Monument historique en 1996.© Martti Karpanen,
Étonnante, cette construction moderne dans la campagne de l'Ile-de-France. Elle fut classée Monument historique en 1996.
© Martti Karpanen, Alvar Aalto Museum

Affaire conclue. L’architecte a carte blanche. Budget illimité. Le commanditaire veut « une maison qui soit petite à l’extérieur, grande à l’intérieur ». Des briques peintes en blanc, de l’ardoise bleue pour le toit, du pin, du teck. Épurée et sophistiquée à la fois. Le bâtiment se veut en harmonie avec la nature. L’inclinaison de la toiture épouse la pente de la colline. De larges baies vitrées ouvrent vers le parc. Chaque chambre disposée au sud donne sur un solarium. Le salon et la bibliothèque, eux, orientés à l’ouest, bénéficient du soleil couchant. Le Finlandais conçoit tout : la demeure, le mobilier, les luminaires, le paysage. Sa seconde femme, Elissa Mäkiniemi, imagine tissus et tapis. Même le tabouret de la cuisinière Victorine est construit sur mesure, afin qu’elle soit assise à la bonne hauteur pour écosser ses petits pois. Le projet est achevé en 1959. Le soir de l’inauguration, cinq cents convives sont attendus, le Tout-Paris des arts, des lettres, de la politique. Teeny et Marcel Duchamp y séjournent régulièrement le week-end. Louis Carré reçoit en compagnie d’Olga, sa troisième et dernière épouse. Charmante Olga qui, en réalité, se prénomme Germaine. Elle est Bretonne comme lui, fille de marin. Arrivée à la capitale, elle entre au service d’un M. Robert Azaria, collectionneur. Lequel Azaria, par malheur, est écrasé par un autobus. Olga, qu’il a couchée notamment sur son testament, hérite de tableaux au dos desquels des étiquettes mentionnent la galerie Louis Carré. Elle entre en contact avec le marchand. Il l’engage comme gouvernante. Elle gouverne bien. Ils vont à la mairie en 1960. La maison de Bazoches est leur résidence principale. Louis Carré se rend avenue de Messine chaque après-midi. Tous les jours, à 17 h pile, Georges, le chauffeur, descend la sacoche de son maître du cinquième étage, disposant de 500 mètres carrés de bureaux, pour le reconduire dans les Yvelines. Louis Carré est un homme précis. Il a stipulé par écrit que l’un de ses trois petits-fils devra lui succéder. Il meurt en septembre 1977. Deux mois plus tard, Patrick Bongers, le cadet, prend ses fonctions, respectant la volonté d’un grand-père peu expansif, pour ne pas dire distant, qu’il connaissait à peine. La galerie Louis Carré est toujours rondement menée.

à voir
La maison Louis Carré 2, chemin du Saint-Sacrement, 78490 Bazoches-sur-Guyonne
De mars à novembre, les samedis et dimanches de 14 
h à 18 h, sur réservation.
www.maisonlouiscarre.fr
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