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Les mots des autres

Publié le , par Christophe Averty

Réunies au Mucem, à Marseille, deux cents œuvres explorent l’univers mouvant des langues et de leur traduction. Un voyage à travers le temps, révélant les liens, les différences, les silences et les espoirs qui impriment nos cultures.

Yang Yongliang, Heavenly City Skyscraper, 2008, impression jet d’encre, Shanghai.... Les mots des autres
Yang Yongliang, Heavenly City Skyscraper, 2008, impression jet d’encre, Shanghai.

Entre deux langues, le traducteur se fond, transmet et partage, reliant, dans la pratique des mots, l’étranger au natif. Le pont invisible qu’il bâtit est un univers en soi. Tel est le domaine, suspendu et hors frontières, où l’exposition marseillaise «Après Babel, traduire» prend ses marques. Des premières écritures à nos jours, tableaux emblématiques, objets d’exception, ouvrages savants et installations contemporaines y composent une odyssée dans «l’entre-deux» auquel appartient la traduction, dévoilant un espace abstrait mais bien réel, où deux visions du monde se rencontrent, deviennent l’hôte l’une de l’autre, sans jamais se confondre.
De l’unique au pluriel
Relatée dans les textes de la Genèse, l’histoire aurait commencé à Babel. Les hommes, parlant jadis «d’une seule lèvre», y furent séparés par des langues différentes et leur tour-cité, élevée jusqu’au ciel, réduite en cendres, d’un geste divin. La multiplicité des langues était née et l’épisode mythique sera source d’inspiration. Au XVIe siècle, Pieter Bruegel en propose une représentation menaçante, noircie de malédiction, que contredit Abel Grimmer, par des tons sereins et acidulés. Au siècle suivant, le jésuite égyptologue Athanasius Kircher verse dans la fantaisie ; l’architecte Étienne-Louis Boulée, au XVIIIe, dans l’utopie. Puis, en 1919, l’impressionnante maquette animée, imaginée par le constructiviste Vladimir Tatline, puisera dans le récit babélien la gloire de l’internationale communiste. Aujourd’hui encore, l’immense colonne atomisée de Yang Yongliang rapproche tragiquement les textes anciens de la vie contemporaine, comme une prophétie menaçante.
Une langue du monde
S’il ne fait aucun doute que les sociétés s’abreuvent des mythologies et des croyances que d’innombrables traductions leur ont transmises, pour Barbara Cassin, commissaire de l’exposition, leur influence est encore plus grande. «Umberto Eco disait que la traduction est la langue de l’Europe. J’ajouterais volontiers qu’elle est la langue du monde. Elle est notre culture et participe à la constitution même des civilisations, notamment d’Europe et de Méditerranée», précise la philologue, spécialiste des philosophies antiques.
Des routes et des héros
Pour s’en convaincre, il suffit de suivre dans l’exposition les traces et indices laissés, sur l’argile, l’or ou la pierre, lors du passage d’un idiome à l’autre, sur ces tablettes de Pyrgi (VIe-Ve siècle av. J.-C.) rédigées en étrusque et en punique, ou cette Rosette, dont le texte grec permit à Champollion, en 1822, de déchiffrer les hiéroglyphes. Dès lors, la traduction semble avoir ses héros. Parmi eux, saint Jérôme (Jérôme de Stridon), auteur de la Vulgate, campé par Georges de La Tour dans près de trente versions, dont celle du Louvre est présentée. De même, le réformateur Martin Luther, peint par Lucas Cranach l’Ancien, enrichira l’allemand à la faveur de sa traduction de la bible. Quant à l’Italien Ambrogio Calepino, il donnera naissance, au XVIe siècle, au premier dictionnaire plurilingue rédigé en onze langues. Dans des registres fort différents, la percée en Europe de la pensée d’Aristote et des mathématiques d’Euclide, les récits captivants des Mille et Une Nuits sont, dans leur ensemble, redevables à leurs traducteurs de leur succès, tout comme la diffusion, dans le monde, du Capital de Karl Marx ou encore des Aventures de Tintin  un tableau interactif, sur le modèle d’un plan de métro, permet de suivre leurs pérégrinations. Aussi, de la lecture du cosmos et de la Terre, des mythes fondateurs aux légendes, des croyances aux idéologies… artistes, penseurs et savants apparaissent aussi comme d’habiles médiateurs du langage.
Une histoire sans fin
Cette véritable plongée dans un univers souterrain, peuplé de tangibles trésors, ne manque pas d’interroger la résistance des langues, dans le monde actuel, face au globish (global english), version simplifiée et uniforme de l’anglais qui menace, à l’usage, la diversité et la richesse des langues, n’épargnant que les dialectes. Mais au-delà, par la profusion de pièces réunies, cette présentation rappelle le pouvoir civilisateur et citoyen de la traduction : en conjuguant plusieurs visions, en embrassant toutes les différences, la traduction reste une manière privilégiée d’inventer «entre» les langues, dans un mouvement continuel. Une invitation à construire.

REPÈRES
Vers 1353-1335 av. J.-C.
Lettres diplomatiques d’Amarna du pharaon Akhenaton adressées aux royaumes babylonien, assyrien et hittite
VIIIe siècle
Les Abbassides traduisent en arabe les grands penseurs grecs
Vers 1141
Traduction du Coran de Pierre de Montboissier dit «Pierre le Vénérable» et publication à Tolède des écrits contre la religion des mahométans
XIIIe siècle
Traduction en hébreu d’un recueil des œuvres d’Euclide
1534
Bible de Wittenberg (de Luther), illustrations de Cranach
1875
Le Corbeau d’Edgar Allan Poe, traduction de Stéphane Mallarmé, illustrations d’Édouard Manet
1952
Moïse recevant les tables de la Loi par Marc Chagall
À VOIR
«Après Babel, traduire…», musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem),
7, promenade Robert-Laffont, 13002 Marseille, tél.  04 84 35 13 13.
Jusqu’au 20 mars 2017.
www.mucem.org
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