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Les mille et une Salammbô au musée des beaux-arts de Rouen

Publié le , par Anne Doridou-Heim

Gustave Flaubert a créé une héroïne littéraire, les artistes en ont fait un mythe. À l’occasion du bicentenaire de la naissance de son auteur, le musée des beaux-arts de Rouen se penche sur un engouement sans précédent.

Victor Prouvé (1858-1943), Salammbô, dessin pour le plat intérieur, 1893. © Nancy,... Les mille et une Salammbô au musée des beaux-arts de Rouen
Victor Prouvé (1858-1943), Salammbô, dessin pour le plat intérieur, 1893.
© Nancy, palais des ducs de Lorraine - Musée lorrain, P. Buren

Gustave Flaubert ne voulait pas que ses livres soient illustrés. Comme le rappelle Bertrand Galimard Flavigny dans son article «Bibliophilie» (voir page 16), l’écrivain affirmait qu’une « femme dessinée ressemble à une femme, voilà tout… tandis qu’une femme écrite fait rêver à mille femmes […]. » L’histoire ne l’a pas écouté et, à peine parti rejoindre l’autre royaume, ses textes ont été transcrits en images, Salammbô le premier. Le musée des beaux-arts de Rouen – le génial Gustave y est né un 12 décembre 1821 –, en partenariat avec le Mucem à Marseille et l’Institut national du patrimoine à Tunis, a souhaité retracer l’ampleur de ce « rêve magnifique », selon les mots de Maupassant, avec une exposition dont le titre « Fureur. Passion. Éléphants » invite déjà à sentir le souffle d’une histoire pleine de bruit et de sang. L’institution normande montre avec pertinence que ce n’est pas une seule femme que les artistes ont sublimée, mais bien une femme plurielle, une héroïne qui a échappé à son créateur pour devenir un mythe. Après le parfum de scandale de Madame Bovary en 1857, Flaubert ne pouvait se permettre un autre procès. S’il cherchait un sujet aussi fort, il devait s’éloigner de l’époque contemporaine. C’est à Carthage qu’il va le trouver. Le détour par l’Antiquité est des plus stratégiques : « Je vais donc momentanément faire un peu d’histoire. C’est un large bouclier sous lequel on peut abriter bien des choses. » C’est donc Salammbô qui succède à Emma. Cette fille imaginaire d’Hamilcar et sœur d’Hannibal va détrôner une reine : Didon, fondatrice et reine légendaire de Carthage, qui inspirait jusqu’alors les artistes par son destin tragique et l’abandon d’Énée.
On ne sait rien de Carthage

Au temps de Simon Vouet, elle représentait l’une des grandes incarnations féminines du désespoir amoureux, avant que la réalité de la cité punique ne tombe dans l’oubli. Flaubert saura lui redonner vie. Avec la publication de Salammbô, il donne un grand coup d’accélérateur aux fouilles archéologiques encore balbutiantes. Pour ce projet insensé, il lit Michelet et les auteurs antiques, Pline, Hérodote, Théophraste. Il trouve chez Polybe le récit de la guerre des Mercenaires, un épisode des guerres puniques au cours duquel ces soldats se révoltent contre la ville qui les emploie parce qu’elle ne paie pas leurs soldes. Au Cabinet des médailles, il étudie les monnaies antiques, se renseigne sur la flore et la faune auprès de spécialistes, sur la résistance à la soif, à la chaleur brûlante. Un an plus tard, il constate que l’« on ne sait rien de Carthage » et, sur les conseils de son ami Théophile Gautier, décide de se rendre sur place. Là, comme ressuscitant du passé, l’histoire s’écrit. Quiconque lit l’ouvrage entend le barrissement des éléphants, imagine le sang versé sur les champs de bataille, voit le soleil darder ses rayons sur les armures des soldats, hume le jasmin du jardin d’Hamilcar et tremble devant la fureur d’un dieu exigeant des sacrifices d’enfants. Le théâtre dressé, il ne lui reste plus qu’à nouer une intrigue amoureuse entre le Lybien Mâtho, l’un des chefs des Mercenaires, et Salammbô, la prêtresse de Tanit aux allures d’odalisque. Ce n’est déjà plus un roman, mais un poème épique.
 

Adolphe Cossard (1880-1952), Salammbô, 1899. © Paris, coll. part.
Adolphe Cossard (1880-1952), Salammbô, 1899.
© Paris, coll. part.

Images et sensations
Sylvain Amic, qui a passé presque quatre années aux côtés de Salammbô – le temps qu’il a fallu à l’écrivain pour l’achever –, le confirme : « Il y avait une part de folie à vouloir mettre en scène ce projet », car « Salammbô est le roman le plus plastique de Flaubert. Il provoque des vagues successives d’intérêt. » Tous les arts lui ont rendu hommage, les peintres, les sculpteurs et les illustrateurs au tournant du XXe siècle, l’opéra et la photographie, puis le cinéma, la bande dessinée et le jeu vidéo. Mais ne cherchez pas l’héroïne du côté des impressionnistes ou des mouvements d’avant-garde. Ancrés dans leur époque, ils ne se sont pas intéressés à une femme de l’Antiquité, qui plus est imaginaire. En revanche, résonnant avec certaines des problématiques artistiques de la fin du XIXe siècle, elle a enflammé les académiques et les symbolistes. L’héroïne porte en elle le destin fatal d’une Salomé, d’une Judith ou encore d’une Cléopâtre, femmes séductrices et capiteuses qui fascineront tant la fin du XIXe siècle. L’orientalisme, dont elle n’est pourtant qu’un lointain avatar, est alors en vogue. Tout est réuni pour que la fascination opère et Jean-Antoine Idrac est le premier à exposer un marbre montrant Salammbô dansant avec le serpent, au Salon de 1881.
Mirages fin-de-siècle
Parmi les « envoûtés », il faut retenir le couple Rochegrosse. Georges-Antoine, qui se dit investi par Flaubert lui-même – rencontré dans sa jeunesse – de la mission de l’illustrer, va vivre avec la belle prêtresse, cherchant lui aussi à « fixer un mirage ». Il dessine les maquettes de la magnifique édition de 1900, peint sa figure à plusieurs reprises en odalisque antique et vit au milieu d’un véritable musée carthaginois reconstitué. Marie, son épouse, lui confectionne une étoffe richement brodée, donnant vie au voile sacré de Tanit, le fameux zaïmph que Salammbô doit reprendre au chef des Mercenaires. L’exposition a permis une restauration qui la restitue dans sa splendeur originelle. Le sculpteur Henri Rivière modèle l’éléphant piétinant la soldatesque, mais aussi Mâtho suppliant à genoux la belle princesse. Karl Strathmann, figure de l’art nouveau allemand, livre la version la plus ornementale de la danse érotique avec le python. Les femmes de la belle société sortent en Salammbô, des photographies en gardent le souvenir. Victor Prouvé lui offre de somptueuses reliures pour l’habiller, Alfons Mucha donne tout son talent dans une affiche pour l’opéra qui la met en scène. Puis, avec François-Louis Schmied, Salammbô entre dans l’ère de l’art déco. L’imaginaire véhiculé semble sans limite.

 

Georges-Antoine Rochegrosse, Salammbô et les colombes, 1886. © Dreux, musée d'art et d'histoire Marcel Dessal
Georges-Antoine Rochegrosse, Salammbô et les colombes, 1886.
© Dreux, musée d'art et d'histoire Marcel Dessal

Mises en scène
À la différence de son refus de transcription en arts graphiques, Flaubert est d’accord pour que Salammbô donne naissance à un opéra. Lui-même songe à son adaptation lyrique. Giuseppe Verdi puis Modeste Moussorgski sont convoqués, mais c’est finalement Ernest Reyer qui est officiellement chargé de la tâche. Théophile Gautier, l’ami fidèle, décède en 1872 sans avoir eu le temps de terminer le livret, que Camille du Locle reprend. Créée au théâtre de la Monnaie de Bruxelles, l’œuvre arrive à l’Opéra de Paris en 1892, accompagnée de bijoux, costumes et maquettes. Au début du XXe siècle, le cinéma balbutiant lorgne du côté de Salammbô mais, impressionnant par sa démesure, le roman effraie les metteurs en scène, et Madame Bovary a plus de succès. En1924, Pierre Marodon, aidé de Léonce-Henri Burel – collaborateur attitré d’Abel Gance –, tourne un film ambitieux, accompagné d’une partition symphonique de Florent Schmitt. Si Flaubert ne pouvait imaginer sa transposition en bande dessinée, encore moins sous le crayon de Philippe Druillet pour Métal Hurlant, il pourrait reconnaître que chacun lui a prêté vie avec son propre regard : il n’existe pas une Salammbô, mais mille et une femmes rêvées. Sa requête a finalement été entendue.

à voir
« Fureur. Passion. Éléphants », musée des beaux-arts,
esplanade Marcel-Duchamp, Rouen (76)  tél. : 02 35 71 28 40.
 Jusqu’au 19 septembre 2021.
www.musees-rouen-normandie.fr
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