Heureux hasard de l’édition, alors que paraît le troisième recueil dédié à l’œuvre de Charles de Beistegui, « Le Parc de Groussay », une biographie sort sur ce milliardaire féru de décoration. Bienvenue dans un monde délicieux de légèreté…
Passer à la postérité pour avoir donné un bal, c’est l’exploit qu’accomplit Charles de Beistegui. Nous en reparlerons. Le personnage, d’après la biographie qui paraît sur lui, n’est pas follement sympathique : «égocentrique», «tyrannique», «d’un snobisme maladif»… En revanche, il est beau, spirituel, et doté d’un goût exquis pour la décoration. Qu’on se rassure, il n’en fera pas profession. Travailler ? Une idée aussi saugrenue ne lui est jamais venue. Charles de Beistegui est très occupé à dépenser la fortune acquise par sa famille dans l’extraction minière au Mexique. Né à Paris, en 1895, élevé dans le très chic collège anglais d’Eton, armé d’un passeport espagnol, Charlie – comme l’appellent ses proches – se partage entre mondanités, voyages et l’aménagement de ses demeures. Il a, d’abord, l’envie d’un penthouse sur le toit d’un immeuble des Champs-Élysées appartenant à son grand-père. Il sollicite Le Corbusier, star de l’avant-garde. Sans doute le commanditaire veut-il surpasser ses amis les Noailles, qui ont fait construire une mai- son cubiste à Hyères par Mallet-Stevens. Lorsqu’en 1931, après des échanges épistolaires tendus, l’architecte livre enfin l’appartement, Beistegui le trouve austère, trop pur, trop blanc. Finalement, il déteste la modernité. Il s’empresse d’y apporter sa touche : des candélabres à volonté, des meubles rocaille, des draperies, des miroirs baroques… Une fois la création achevée, il s’en détache. Le milliardaire "espagnolo-capricieux" retourne dans l’hôtel particulier cossu hérité de ses parents, rue de Constantine, à Paris. Il cherche, alors, une maison de campagne proche de la capitale. Non qu’il ait l’âme bucolique, il abhorre la verdure ; il veut un nouveau cadre à mettre en scène et jette son dévolu sur le château de Groussay, à l’ouest de Paris, à Montfort-l’Amaury, édifié sous la Restauration. Celui-ci offre l’avantage de ne pas être classé. Le futur propriétaire va pouvoir agrandir, embellir… bref, rêver. Il l’acquiert en 1938. La guerre ne freinera nullement les travaux. Un conflit mondial ? Où ça ? Charles n’y pense jamais, préoccupé, jusqu’à l’absurde, de son bon plaisir. Grâce aux relations de son père qui fut ambassadeur, il ose même faire venir du chintz d’Angleterre pour une chambre à coucher par la valise diplomatique…
Le spectaculaire avant tout
Le domaine possède une ferme, une aubaine en ces temps de pénurie. D’où cette facture cocasse d’un restaurateur de tableaux qui requiert pour ses services : «un poulet, un beau naturellement, ou un beau canard bien en chair». Tandis qu’ailleurs on vit l’enfer, Groussay reste un paradis. Beistegui, célibataire qui ne veut pas s’encombrer d’une épouse, reçoit avec panache, servi par des valets en livrée. Le maître des lieux accueille un petit cercle d’intimes. L’essence se faisant rare, il mande une voiture à cheval pour les ramener de la gare. Voilà le prince et la princesse de Faucigny-Lucinge, les Iturbe, ses cousins, Cecil Beaton, Christian Bérard, Louise de Vilmorin. Le décorateur franco-cubain Emilio Terry, qui l’assiste dans ses travaux, a sa chambre à demeure. Charles de Noailles aussi. Malgré l’Occupation, le trio visite les antiquaires parisiens deux fois par semaine. Le choix de Beistegui se porte autant sur des meubles authentiques que sur des copies. Peu importe la valeur d’un objet, seul compte l’effet esthétique. L’aristocrate raffole des trompe-l’œil. L’ambiance de Groussay tient à la fois du château de l’Ancien Régime et du manoir anglais victorien. Le mélange des styles qu’il invente fera bientôt des adeptes. La monumentale bibliothèque, construite sur deux étages, ses escaliers en colimaçon et ses murs cramoisis couverts d’innombrables tableaux restent légendaires. Cependant, des décors spectaculaires imaginés par Charles de Beistegui, il ne reste rien. En 1999, ses héritiers durent se séparer de la propriété de Montfort-l’Amaury et disperser ses collections. La vente aux enchères fut orchestrée in situ. Deux mille cinq cents lots. Dix mille objets. Les amateurs coururent visiter ce lieu mythique que, seule, une élite connaissait. Quant à la maison, elle a changé trois fois de mains depuis. Heureusement, en 1942, Charles de Beistegui avait chargé un illustrateur alors inconnu, Alexandre Serebriakoff, émigré russe, de peindre chaque pièce de sa demeure, et dans les moindres détails. Ses 35 aquarelles furent réunies dans un portfolio. Récemment, l’éditeur Alain de Gourcuff eut la bonne idée de les reproduire. Pierre Arizzoli-Clémentel, directeur général honoraire du château de Versailles, commente ces portraits d’intérieurs de sa plume élégante. Groussay, paru en 2019, fut le premier volume d’une collection de trois coffrets dédiés aux prouesses de Beistegui.
Le bal du siècle
Le deuxième recueil traite du palais Labia à Venise. En 1948, l’esthète fortuné acquit sur un coup de cœur cet édifice du XVIIIe donnant sur le Grand Canal et recelant d’admirables fresques de Tiepolo sur le thème de Cléopâtre. Le palazzo était à l’abandon. Durant trois ans, son nouveau propriétaire le fait restaurer, remeubler, et le ressuscite. Pour montrer cette beauté retrouvée, il décide d’organiser une «fête privée». 1 364 invitations filent à travers l’Europe et les États-Unis. Pas une de plus. Le maître est intraitable. Elles sont expédiées longtemps à l’avance afin que les convives aient le temps de concevoir leurs costumes. D’autant que Charlie veut des «entrées», comme à la cour de Louis XIV : des petites scènes chorégraphiées. Autoritaire, il en a choisi les thèmes et les impose à ses invités. La ravissante Diana Cooper, épouse de Duff, diplomate britannique, interprète la Cléopâtre de Tiepolo. Daisy Fellowes, richissime héritière des machines Singer, personnifie l’Amérique au XVIIIe siècle, escortée d’«Indiens sauvages». Patricia et Arturo López Willshaw, milliardaire chilien, incarnent l’empereur et l’impératrice de Chine. Le couturier Jacques Fath resplendit en Roi-Soleil. La veille du bal, les interprètes des «entrées» devront inlassablement répéter leurs pas de danse. Le 3 septembre 1951, à partir de 22 h 30, 900 personnalités sont menées en gondoles jusqu’au pied du palais Labia. Les embarcations forment un embouteillage sur le Grand Canal. L’hôte guette le flux des arrivées depuis le premier étage, en habit de procurateur de Saint-Marc, sous une longue perruque et juché sur d’instables échasses pour mieux dominer. Les Vénitiens auraient pu être choqués par tant d’ostentation. Au contraire, les voilà éblouis ! Chaque fois que Beistegui apparaît au balcon, celui-ci est acclamé. Subtil, il a aussi prévu des attractions pour le peuple. Sur le Campo San Geremia, à l’arrière du bâtiment, des saltimbanques, un guignol, un orchestre, un feu d’artifice, des buffets attirent la foule. Bientôt, les amis de Beistegui, frissonnant d’excitation, se mêlent à la liesse populaire.
Théâtre privé
La Bégum Aga Khan danse dans les bras d’un gondolier. Quel triomphe ! On parlera désormais du «bal du siècle». Paul Morand en fait le récit dans son merveilleux Venises. Seulement voilà, la fête est finie. Après un tel coup d’éclat, comment se distraire ? Retour à Groussay. Une idée sauve son propriétaire de la mélancolie. Dans l’une des ailes latérales qu’il a ajoutées au château, il va installer un théâtre ! Comme à Versailles, bien sûr. C’est la troupe de la Comédie-Française qui donnera le spectacle d’inauguration. Pour l’occasion, Marcel Achard a écrit L’Impromptu de Groussay. Beistegui en a dessiné les costumes, dans son lit comme à son habitude. Deux représentations sont données, puis il oublie son théâtre. Tout lasse, tout passe. Quelques années plus tard, victime d’une première attaque cérébrale, l’homme, fatigué, abandonne le palais Labia, la demeure et les trésors qu’elle contient. Me Maurice Rheims assure la vente sur place en 1964. Pour divertir le maître de Groussay, reste le parc. Il ne s’y est jamais intéressé. Les fleurs l’ennuient. Il va y faire pousser des folies ! Comme au XVIIIe siècle. Un pont palladien, une pyramide, une tente tartare, une pagode chinoise, une volière… une douzaine de fabriques surgissent à travers le domaine. D’autres resteront à l’état de projet alors que le dandy disparaît en 1970. Toutes furent dessinées par Serebriakoff, petit bonhomme discret qui fut un grand artiste.