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Les artistes en lutte

Publié le , par Virginie Chuimer-Layen

Expositions, ventes aux enchères d’affiches… Le monde de l’art s’agite à l’évocation du 50e anniversaire de Mai 68. Au-delà des événements et commémorations, que reste-t-il de son esprit dans l’art d’aujourd’hui ?

Atelier populaire, Poing levé, affiche sérigraphiée, Beaux-Arts de Paris. Les artistes en lutte
Atelier populaire, Poing levé, affiche sérigraphiée, Beaux-Arts de Paris.
© Beaux-arts de Paris


Depuis mars dernier, les médias et les musées mettent en lumière les moments clés de Mai 68. À travers «Images en lutte. La culture visuelle de l’extrême gauche en France (1968-1974)», les Beaux-Arts de Paris ouvrent une réflexion historico-artistique dépassant le cadre de la production d’affiches. À Nanterre, l’espace d’art La Terrasse présente de nombreux documents liés à la journée du 22 mars et l’occupation de l’université, associés à des pièces plus contemporaines. À la Cité de l’architecture et du patrimoine, «Mai 68. L’architecture aussi !» réfléchit à l’évolution qualitative, sur vingt ans, de l’architecture et de son enseignement. Aux Archives nationales encore, les images d’un mois de mai enflammé ravivent la mémoire. Tous ces louables exercices ne semblent cependant pas discourir sur les valeurs et la portée de cet événement historique en regard du monde artistique actuel. Quid aujourd’hui de l’engagement politique des artistes, alors très impliqués, de la femme artiste et de ses revendications, en pleine tourmente il y a cinquante ans ? Autant de questions qui peuvent être abordées sous de nombreux angles. Pour ce faire, l’exposition des Beaux-Arts, organisée par Éric de Chassey directeur général de l’Institut national d’histoire de l’art (INHA) et Philippe Artières historien et directeur de recherche au CNRS , constitue le fil rouge de notre réflexion. À travers plus de huit cents objets, peintures, affiches, tracts, films, sculptures, «Images en lutte…» nous éclaire sur le soutien des artistes dans les combats sociaux et politiques d’alors.
 

Grève illimitée, clichés Union, mai 1968, projet d’affiche, peinture, Beaux-Arts de Paris.
Grève illimitée, clichés Union, mai 1968, projet d’affiche, peinture, Beaux-Arts de Paris.© Beaux-arts de Paris


L’art en ébullition
On y découvre la quasi-totalité des affiches conçues dans l’anonymat du fameux «Atelier populaire», là où, entre le 14 mai et le 27 juin, élèves, professeurs et artistes du Salon de la jeune peinture  parmi lesquels Julio Le Parc, Bernard Rancillac et Gérard Fromanger  réalisèrent les futurs symboles visuels du mouvement social. Au-delà de ces images-slogans, les commissaires évoquent les fantasmes nourris par l’adoption de nouveaux modèles politiques, avec un cortège de tableaux à l’imagerie alimentée par le combat de l’extrême gauche, la mort de Che Guevara, le castrisme à Cuba ou encore la révolution culturelle chinoise. Sont également illustrés les événements ayant modifié les rapports de travail en France, comme le coup de grisou dans la mine de Fouquières-lès-Lens, ou encore la grève de l’usine Lip de Besançon. Enfin, l’exposition interroge la production artistique  notamment du mouvement Support-Surface  s’opposant au pouvoir marchand en place, celle remettant en cause les structures sociales en vigueur, ou militant pour l’égalité des sexes et la libération des mœurs. Balayant sept années d’histoire, «Images en lutte…» pose un regard intelligent sur les valeurs de notre passé, préfigurant nombre d’interrogations actuelles.

 

Mur d’affiches.
Mur d’affiches.© Atelier populaire


En 2018, l’artiste est toujours politique
Si l’on se réfère à l’exemple de Jacques-Louis David à la Révolution, ou de Gustave Courbet au XIXe siècle, l’engagement de l’artiste n’est donc pas l’apanage de Mai 68. Mais ses événements l’ont exacerbé. Bernard Rancillac et Hervé Télémaque, fondateurs du mouvement de la figuration narrative, se mobilisent et dénoncent avec d’autres l’aliénation de la société. Qu’en est-il aujourd’hui ? Pour Hans Ulrich Obrist, directeur des Serpentine Galleries à Londres, les artistes sont des acteurs du monde, à l’image de Joseph Beuys considérant la société comme une «structure sculpturale», où l’art est indispensable. Dans un entretien avec notre confrère L’Officiel Art, il affirme la nécessité de l’activisme et du politique dans leur travail. Il cite entre autres Edi Rama, «peintre avant d’être Premier ministre albanais», ayant mis en pratique le projet 7 000 chênes du plasticien allemand, à la documenta de 1980, en replantant 1 800 arbres dans sa ville, à Tirana. À l’heure actuelle, certains sont des activistes, dont le choc, la radicalité voire la provocation des actions ou installations sont grandement relayés par les médias. En 2016, le plasticien et dissident chinois Ai Weiwei a réalisé une photographie rejouant la mort d’Aylan Kurdi, enfant syrien retrouvé noyé sur une plage turque, provoquant un émoi sans précédent sur les conditions inhumaines de déplacement. Que dire aussi du militantisme de la performance de l’artiste russe Piotr Pavlenski à la Banque de France dont il a incendié les fenêtres d’une antenne en octobre dernier , mais surtout de la puissante installation (Shams) d’Adel Abdessemed, lors de sa dernière exposition au Mac de Lyon, évoquant l’exploitation humaine («L’Antidote», jusqu’au 8 juillet) ?

 

Gérard Fromanger (né en 1939), La Vie d’artiste, extrait de la série «Hommage à François Topino-Lebrun», 1975, huile sur toile, 200 x 300 cm, collecti
Gérard Fromanger (né en 1939), La Vie d’artiste, extrait de la série «Hommage à François Topino-Lebrun», 1975, huile sur toile, 200 x 300 cm, collection particulière.


Le chemin des utopies
Loin de s’être essoufflé, cet engagement persiste chez de nombreux jeunes artistes, tels JR et ses interventions photographiques monumentales, ou le duo libanais Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, prix Marcel-Duchamp 2017 ayant créé, entre 1997 et 2006, à partir d’archives, des sortes de fictions interrogeant l’histoire de leur pays. Néanmoins, dans un texte de 1971 évoqué dans le parcours, Martial Raysse explique que «la vraie révolution […] consiste à changer l’individu dans une quête du bonheur», à travers notamment la création de communautés. Quid de cette utopie joyeuse de mieux vivre ensemble ? La Bandjoun Station, de Barthélémy Toguo, semble relever de cet esprit. En 2013, le plasticien a ouvert au Cameroun ce centre de tous les arts, associant un projet d’agriculture équitable et biologique, géré par ses fonds propres. En est-il de même pour La Colonie de Kader Attia ? Rien n’est moins sûr. En 2016, l’artiste franco-algérien, très engagé sur le thème de la réparation, a mis en place à Paris cet espace culturel hybride, autonome financièrement, plateforme pointue de discussions. «C’est cela, la continuité de Mai 68 : comprendre que si le système ne vous aide pas, il va falloir s’autonomiser soi-même […] et s’affranchir du joug du grand récit national officiel […]», explique-t-il à L’Officiel Art. Et le prix Marcel-Duchamp 2016 de nous mettre en garde sur la mystification des événements passés. «Il faut laisser Mai 68 là où il est pour se poser la question : “que faire ?”», ajoute-t-il.

 

Bernard Rancillac (né en 1931), Les dirigeants chinois saluent le défilé du 20e anniversaire de la révolution, 1970, huile sur toile, deux panneaux, 3
Bernard Rancillac (né en 1931), Les dirigeants chinois saluent le défilé du 20e anniversaire de la révolution, 1970, huile sur toile, deux panneaux, 330 x 450 cm, musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole.© Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole/Photo Yves Bresson


1968-2018, une éternelle histoire d’hommes dans l’art ?
Il y a cinquante ans, «changer la vie» impliquait également de prendre conscience des inégalités hommes-femmes et des revendications féminines. La série d’autoportraits «People call me Tania Mouraud» de Tania Mouraud ou l’installation Les Tortures volontaires d’Annette Messager exposées parmi d’autres au sein du parcours mettent en exergue une production militant pour la libération de la parole et du corps, pour leur droit à l’autonomie. «Mai 68 ? Mais ce fut une histoire d’hommes ! Aucune affiche de l’Atelier populaire ne représentait la femme… Et puis nos droits ont été votés en 1974, après les événements», nous confie avec passion Tania Mouraud. Implacable constat sur la lenteur à changer les mentalités. À l’heure actuelle, beaucoup de choses restent à accomplir. «Les femmes dans l’art sont nombreuses, renchérit-elle, mais seuls 25 % de leur production font partie des collections françaises. En 2017, aucune rétrospective n’a été montée sur l’œuvre d’une femme artiste, au Centre Pompidou, à Paris.» Des propos nuancés par Violaine Lochu, née en 1987 et lauréate du dernier prix Aware, expliquant que le Salon de Montrouge 2017 a accueilli trente femmes pour vingt-deux hommes. En 2009, l’accrochage thématique «[email protected]» avait toutefois réhabilité leur place, malgré l’enfermement de leur pratique dans un «entre-soi» quelque peu dommageable. Actuellement, leur production se détache du corps et des divers postulats de l’époque liberté, plaisir pour s’intéresser à d’autres sujets. Les actions passées n’auraient-elles donc pas été totalement vaines ? Si, en 2000, le film Barbed Hula de l’artiste israélienne Sigalit Landau la montrait nue, dansant avec un hula-hoop en fil barbelé, son discours n’était pas d’évoquer la condition féminine, mais la résistance aux religions. L’artiste écossaise Katie Paterson travaille, quant à elle, sur le cosmos, entre autres exemples significatifs… Artistes engagés, rêvant de modèles différents rendant la vie meilleure : les postulats de Mai 68 sommeillent toujours dans ceux d’aujourd’hui. Reste l’éternelle interrogation des place et production de la femme dans l’art au XXIe siècle. Quand cessera le distinguo entre les «artistes»  l’appellation «hommes-artistes» étant par ailleurs inexistante  et les «femmes-artistes», peut-être sera-t-il temps de ne plus se poser de questions. L’art est universel, faisant fi des genres.

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