Doté d’une personnalité complexe, ce grand officier a mené une carrière militaire marquée par le succès ; entre deux victoires, il n’oubliait pas pour autant de s’entourer des plus beaux objets.
À Sainte-Hélène, Napoléon Bonaparte confiait volontiers à ses proches que s’il avait « eu deux maréchaux comme Suchet en Espagne, non seulement [il aurait] conquis la péninsule, mais [l’aurait] aussi gardée ». Une petite phrase qui dit bien toute la confiance que l’ex-empereur – désormais très amer sur ses autres collaborateurs militaires – accordait toujours à Louis-Gabriel Suchet (1770-1826), maréchal d’Empire et duc d’Albufera. Aujourd’hui, avec la vente d’une partie de la collection qui meublait son château de Saint-Just, dans l’Eure – et que la tradition familiale des propriétaires attribue avec certitude au maréchal –, on saura dans quel décor intime, et pourtant solennel, il évoluait loin des champs de bataille.
Une personnalité à multiples facettes
Fils d’un riche soyeux de Lyon, et promis à ce commerce lucratif, Louis-Gabriel Suchet fausse compagnie à son milieu bourgeois en s’engageant, en 1791, dans la Garde nationale. Débute alors une brillante carrière militaire, avec les campagnes d’Italie puis durant les guerres de Napoléon, qui le fait comte d’Empire le 19 mars 1808. C’est en Espagne que le général Suchet s'illustre le mieux, avec la reddition de Saragosse, le 21 février 1809 ; nommé gouverneur de la province d’Aragon, l’officier se distingue aussi par une administration intègre qui lui attache les habitants, et lui vaut le surnom d’El hombre justo («l’Homme juste»). Finalement, Napoléon lui octroie le bâton de maréchal en 1811 et le nomme duc d’Albufera l’année suivante. Après la chute de l’Empereur, l’officier se rallie à Louis XVIII, puis est nommé pair de France lors de la première Restauration en 1814, et à nouveau en 1819, après une courte période de disgrâce. Côté vie privée, Louis-Gabriel Suchet, marié à Honorine Anthoine de Saint-Joseph et père de trois enfants, rachète à son frère, en 1805, le château de Saint-Just, ancienne propriété du duc de Penthièvre. Il en réaménage tout d’abord le parc, puis, quelques années plus tard, la demeure elle-même ; il fait alors appel aux plus grands fournisseurs des palais impériaux. Les meilleurs ébénistes, bronziers ou horlogers du temps lui livrent des pièces « d’une majesté identique à celles qui meublent les intérieurs de tous les maréchaux d’Empire, de Soult à Mortier, à Paris et en province », comme le souligne l’expert Pierre-François Dayot. Cet univers commun peut se vérifier à chaque grande dispersion aux origines similaires, telle celle des souvenirs du château de Malicorne ayant appartenu à Caroline, fille du maréchal Oudinot (Artcurial, 13 juin 2017).
Des bronzes virtuoses par Ravrio et Galle
En tête de ce défilé martial sonnera une pendule Empire en bronze doré et marbre vert de mer, surmontée d’un spectaculaire trophée de guerre : à la façon des motifs sculptés sur les arcs de triomphe romains, celui-là se compose d’une cuirasse à lambrequins posée sur un faisceau de licteurs, cantonnée d’un bouclier et d’un casque à cimier. Plantée dans l’armure, une enseigne, surmontée d’une pique, se détache sur fond de six oriflammes flottant à l’arrière… On doit ce bijou de finesse à André-Antoine Ravrio (1759-1814), l’un des bronziers les plus talentueux du Paris impérial et dont le nom apparaît sur le cadran émaillé. Une autre inscription y précise l’identité de l’horloger : Mesnil ; Parisien, celui-ci collabora souvent avec Ravrio, pour former un tandem très apprécié de la nouvelle société civile et militaire. Notre garde-temps n’est d’ailleurs pas sans rappeler une pendule similaire, probablement réalisée vers 1805 par le même bronzier et aujourd’hui conservée au Mobilier national à Paris, provenant de la collection des princes Murat. Aussi faudra-t-il prévoir 10 000 à 15 000 € pour l’acquérir. Décorée dans le même esprit guerrier, une suite de quatre grands bras de lumière en bronze doré, à quatre branches chacun, suivra pour 6 000/8 000 €. Elle est attribuée à un autre très grand bronzier, fournisseur particulièrement sollicité sous le premier Empire, Claude Galle (1759-1815). Ces luminaires mêlent des motifs antiquisants, tels que flèches, palmettes, mufles de lion et masques d’Apollon entourés de rayons (64 x 39 cm). Précisons encore que deux appliques similaires sont conservées au château de Fontainebleau, livrées par Galle en 1806. Un second ensemble de quatre bras de lumière et d’un style identique (celui-ci non attribué) devrait s’illuminer à 4 000/6 000 € ; ils présentent chacun force enroulements, rosaces et un décor de feuilles de chêne (h. 28, l. 30 cm). Un grand lustre (h. 125, l. 100 cm), caractéristique de l’époque avec sa forme corbeille, les complétera avec opulence (prévoir encore 6 000/ 8 000 €) ; en bronze doré et verre taillé, à vingt-huit bras répartis sur deux rangs, il s’agrémente d’un programme décoratif forcément antiquisant, de griffons, vases, palmettes et lyre stylisée.
Les Jacob, de père en fils
Au rayon du mobilier se distinguent deux pièces d’exception, portant les marques d’une dynastie fameuse : les Jacob, fort en cour à la fin du XVIIIe siècle et au début du suivant… Ainsi, de l’époque Louis XVI date une chaise longue en acajou mouluré, dossier en enroulement à volute doublé d’un plus petit en gondole, reposant sur des pieds en sabre ou gaine. Estampillée de Georges Jacob (1739-1814), patriarche de la famille des célèbres menuisiers parisiens et reçu maître en 1765, cette assise majestueuse, bien qu’antérieure, provient des collections du maréchal. Confortable, mais à regarnir entièrement (97 x 205 x 75 cm), cette pièce devrait changer de mains contre 4 000/6 000 €. D’une estimation similaire, un secrétaire d’époque Empire sera également proposé, cette fois portant l’estampille «JD» pour Jacob-Desmalter – la signature utilisée de 1803 à 1813, date de la faillite de l’entreprise. C’est à la mort du fils aîné, Georges II, que Georges le père fonde une nouvelle société avec son cadet François, le 13 novembre 1803, choisissant comme raison sociale «Jacob Desmalter et Cie». Les réalisations de leur entreprise vont désormais arborer différentes estampilles : «Jacob D» (Desmalter), «R. Meslée», mais aussi leur monogramme «J.D.». Les commandes affluant, en particulier de l’État et de ses hauts représentants, les Jacob accèdent au titre solennel de « menuisier-ébéniste-fabricant de meubles et bronzes de Leurs Majestés impériales. » À ce titre, leurs productions meubleront aussi bien les Tuileries, Malmaison, Saint-Cloud et les palais européens, que les demeures de la nouvelle noblesse napoléonienne… Quant à notre secrétaire en acajou – ayant peut-être lui aussi renfermé quelques secrets d'État –, il ouvre à un abattant découvrant dix tiroirs, surmontés d’une étagère, dont l’un forme encrier ; il repose sur des pieds en console à volute, terminés par des griffes et entre lesquels se déploie un miroir. L’ensemble est couronné d’un dessus de marbre bleu tigré. On imaginera sans peine, posé sur ce meuble fonctionnel (122 x 78,5 x 37,5 cm), le spectaculaire encrier du maréchal Suchet, d’un modèle plutôt original (3 000/4 000 €). L’accessoire est constitué de bois de loupe et de bronze doré, formé de deux cornes d’abondance en guise de godets, flanqué de deux coupes semi-circulaires et surmonté de l’indispensable flambeau à bobèche réversible. De quoi rédiger ordres, missives et mémoires, qui ont sans nul doute changé le cours de l’histoire de France…