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Le Cabinet de curiosités de l’hôtel Salomon de Rothschild

Publié le , par Carole Blumenfeld

Dernier témoignage parisien du goût Rothschild, le Cabinet de curiosités, situé rue Berryer, ouvre ses portes au public. Une première depuis le legs de la baronne Adèle de Rothschild, il y a quatre-vingt-quinze ans…

Dans le Cabinet de curiosités des gourdes de pèlerin et L’Astronomie, d’après Giambologna.... Le Cabinet de curiosités de l’hôtel Salomon de Rothschild
Dans le Cabinet de curiosités des gourdes de pèlerin et L’Astronomie, d’après Giambologna.
© FNAGP

Il n’est pas tout à fait sûr que l’ouverture au public du Cabinet de curiosités réponde, un siècle plus tard, à toutes les interrogations d’Élisabeth de Gramont dans ses Mémoires, (Au temps des équipages, Paris, 1928, p. 225), mais elle lève en partie le voile sur l’univers insolite imaginé par Adèle de Rothschild (1843-1922) : « Le baron Salomon James mourut jeune et sa veuve se retira dans son hôtel de la rue Beaujon, où elle vécut comme un Bouddha au fond de son temple. Elle était farouchement israélite et n’admit pas les mariages catholiques de ses sœurs [Marguerite épousa en 1878 Agénor de Gramont et Berthe épousa en 1882 le troisième prince de Wagram. Je me suis toujours demandé comment elle employa le demi-siècle qu’elle passa rue Beaujon. Elle ne voyait que sa sœur [Thérèse], la baronne Nathan James Édouard de Rothschild et le professeur Albert Robin. Elle se brouilla avec Hélène, sa fille unique, parce qu’elle aussi épousa un chrétien, le baron van Zuylen de Nyevelt.»
 

Des vitraux du XVIe siècle ont été incrustés dans les baies vitrées, encadrées d’une collection d’armes. Sur la console, l’Orpheline alsacienne, le ma
Des vitraux du XVIe siècle ont été incrustés dans les baies vitrées, encadrées d’une collection d’armes. Sur la console, l’Orpheline alsacienne, le marbre de Rodin, voisine avec un pare-feu chinois. © FNAGP

Adèle de Rothschild, une figure proustienne
Aujourd’hui encore, la spécialiste Pauline Prevost-Marcilhacy concède que sa personnalité demeure «difficile à cerner, faute de sources directes.» Le destin de cette fille de Mayer Carl (1820-1886), fondateur de la banque de Naples, qui grandit en Allemagne où son père rejoignit son frère Wilhelm en 1842 pour s’occuper de la banque francfortoise de la famille , bascula en effet le 14 mai 1864 lorsqu’une crise cardiaque emporta son jeune et impétueux cousin et époux. Dès lors, la jeune femme de 21 ans, mère d’un enfant de sept mois à peine, dont la presse commentait quelques jours plus tôt encore les tenues dans lesquelles elle virevoltait dans les plus beaux bals de la capitale, se retira du monde. Elle dessina les contours d’une existence digne d’un personnage de Proust elle fréquenta d’ailleurs plus tard nombre de modèles de l’écrivain, dont Charles Haas en véhiculant de manière parfaitement consciente l’image qu’elle renvoyait d’elle-même : celle au fond que la société parisienne attendait de la veuve pétrie de chagrin, une façon habile de protéger aussi ses jardins secrets. Selon Pauline Prevost-Marcilhacy, «la baronne était dotée d’un fort tempérament». Ses importantes dépenses de bouche, en cognac ou en cigares «laissent supposer qu’elle menait une vie mondaine active, tout comme les dizaines de dispositions testamentaires prévues en faveur d’écrivains, d’artistes, de comédiennes, d’intellectuels». La spécialiste a un peu plus de mal à expliquer les legs de plus de 100 000 francs en faveur de plusieurs femmes new-yorkaises, Mme Francis de Ruyter Wissman, Mme Theodore Bjoerstein ou Mme Hervor Torpadie.

"Je me suis toujours demandé comment elle employa le demi-siècle qu’elle passa rue Beaujon"

L’hôtel de la rue Berryer, un triple mémorial
À partir de 1874, en s’installant sur ce qui restait de la folie Beaujon, «Adèle de Rothschild entreprit, reprend Pauline Prevost-Marcilhacy, sous la houlette d’un architecte diocésain peu connu, Léon Ohnet, la construction d’un vaste hôtel particulier d’inspiration Louis XVI qui perpétuait l’idée de créer un lien entre le cadre et l’objet collectionné. La baronne fit du culte de la mémoire l’objet de son existence. L’hôtel était ainsi un triple mémorial dédié à la fois au souvenir de son père Mayer Carl, à celui de son époux et enfin à Balzac». À sa mort, la baronne souhaita que l’hôtel soit transformé en «une maison d’art, appelée Fondation Salomon de Rothschild, où se tiendraient des expositions et autres manifestations culturelles» et où deux espaces seuls, le Cabinet de curiosités et la rotonde, soient préservés en l’état avec les objets qu’ils renfermaient, tandis que des centaines de dons rejoignirent les différents musées parisiens : des collections d’orfèvrerie et de bijoux allemands, d’ivoires germaniques et de tabatières du XVIIIe siècle héritées de son père aux ensembles de faïences, d’émaux et de céramiques, d’armes occidentales et islamiques, de monnaies anciennes ou de volumes imprimés acquis par son mari. Les listes publiées cet hiver dans Les Rothschild. Une dynastie de mécènes en France ou encore, depuis quelques jours, sur le portail de l’INHA consacré aux collections Rothschild dans les institutions publiques françaises donnent presque le vertige.

 

Venise, XVIIe siècle. Écritoire en noyer incrusté de nacre colorée, © FNAGP
Venise, XVIIe siècle. Écritoire en noyer incrusté de nacre colorée, © FNAGP

Le cabinet-portrait de la curiosité de Salomon
Incontestablement, Adèle de Rothschild savait jouer avec l’histoire ou de l’histoire. Si son beau-père, James, inspira beaucoup Balzac pour son baron de Nucingen dans Splendeurs et misères des courtisanes, elle décida, en aménageant le Cabinet de curiosités, de livrer un portrait tout aussi romanesque de son époux. En puisant parmi les collections dont elle avait hérité, elle choisit de mettre en scène quelques centaines d’objets 358 précisément pour rendre compte de l’esprit de Salomon, mais aussi témoigner finalement de son goût entre 1862 et 1864. Or, la grande majorité des œuvres furent acquises pendant leurs deux années de vie commune. Oublié le trublion de la famille, surnommé par les siens «l’enfant prodigue», qui pratiquait la lévitation et dépensait sans compter au jeu, oublié aussi l’exil américain auquel son père le soumit après des pertes hasardeuses à la Bourse (1 million en 1859), oublié enfin la kyrielle de ses conquêtes outre-Atlantique… Adèle choisit d’offrir à la postérité l’image très normée d’un amateur au goût sûr, qui surpassa ses frères et sa sœur Charlotte par la rapidité avec laquelle il parvint à réunir des ensembles d’exception. Les cuirs de Cordoue tendus aux murs, les vitraux allemands et suisses du XVIe siècle, la chancellerie des Gobelins aux armes de France placée au plafond, l’Orpheline alsacienne de Rodin, l’Uranie d’après Giambologna, les porcelaines de Sèvres, le brûle-parfum en forme de vaisselle rituelle gui, les plaques de ceinture en jade à décor ajouré d’oiseaux et de fleurs, la statue du Bouddha de la médecine, les porcelaines de Chine, le manche d’un fusil tufek, l’écritoire vénitienne du XVIIe siècle en noyer incrusté de nacre colorée… dialoguent et font sens, car ils sont autant de facettes de l’appétit de vivre et d’acheter du jeune Salomon, autant de témoignages du tableau heureux de leur union. L’attachement d’Adèle à revisiter l’histoire de son époux est d’autant plus manifeste qu’elle semblait porter en elle ses blessures. En 1897, elle imagina par exemple créer un « asile Salomon de Rothschild » pour des hommes « âgés entre 60 et 75 ans, domiciliés dans les départements de la Seine et Seine-et-Oise et ayant occupé une certaine position sociale perdue par revers de fortune ».

 

La rotonde Balzac abrite plusieurs sculptures dans un décor de boiseries anciennes. © FNAGP
La rotonde Balzac abrite plusieurs sculptures dans un décor de boiseries anciennes.
© FNAGP

L’hommage à Balzac
Ainsi, il n’est guère étonnant qu’elle épousât avec la même compassion et le même sens du devoir les propres drames de sa voisine, Mme Hanska, veuve de Balzac, ruinée par la vie tapageuse de sa fille et de son gendre. Si elle finit par racheter la maison où l’écrivain rendit son dernier soupir, Adèle fit construire en lieu et place une rotonde où elle fit réinstaller les boiseries, très vraisemblablement du XVIIIe siècle. Aujourd’hui, la rotonde Balzac conserve toujours plusieurs souvenirs, tel le Portrait de Balzac, un marbre par Marquet de Vasselot. Dans un décor digne du Cousin Pons, des panneaux de marqueterie posés à même le sol font face à la vitre ayant recueilli l’impact de la balle qui tua le président de la République Paul Doumer, assassiné dans l’hôtel Salomon de Rothschild… preuve s’il en est que Paris renferme encore quelques lieux hors du temps. Il faudra néanmoins attendre que Laurence Maynier, l’énergique nouvelle directrice de la Fondation nationale des arts graphiques et plastiques (FNAGP), qui administre depuis 1976 l’ancienne Fondation Salomon de Rothschild, lève des fonds pour restaurer la rotonde, aujourd’hui totalement inaccessible. En attendant, les spécialistes et le public sont invités à découvrir les merveilles du Cabinet de curiosités, assurément l’un des lieux les plus éminemment poétiques de Paris.

 

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