L’autre Restout
Publié le
18 janvier 2018 ,
par
Carole Blumenfeld
Nicole Willk-Brocard signe la monographie de l’un des trublions de la peinture française de la fin du XVIIIe siècle dont l’œuvre peint, jean-bernard restout, étonne par son alliance entre un faire énergique et une élégance subtile.
Les Plaisirs d’Anacréon, 1765, huile sur toile, h. 199,8 x 253,8 cm (détail). New York, collection particulière.
© Galerie Didier Aaron
Les Plaisirs d’Anacréon, 1765, huile sur toile, h. 199,8 x 253,8 cm (détail). New York, collection particulière.
© Galerie Didier Aaron
La nécrologie de Jean-Bernard Restout (1732-1796) par Jean-Baptiste-Claude Robin ne manque pas de faire état de sa prestigieuse généalogie : «Il était fils de Jean Restout, peintre ; sinon du premier rang, au moins d’un grand mérite. Par sa mère, il était petit-fils et neveu des Hallé, artistes aussi recommandables par la pureté de leurs mœurs que par leurs talents. Mais ce qui distingue surtout cette illustration dans les arts, c’est que Bernard Restout descendait de Jean Jouvenet, dont son père était tout à la fois l’élève et le neveu. On trouve même dans la collection qu’il a laissée, de bons tableaux de l’aïeul de Jouvenet. Ainsi l’on juge par combien de degrés de parenté il tenait à l’art de peindre.» Exact contemporain de Fragonard, Jean-Bernard comptait en venant au monde les meilleurs quartiers de noblesse de l’aristocratie académique. Comme le fils de Chardin, Jean-Pierre Chardin, Grand Prix en 1754, qui se suicida à l’âge de 40 ans en se jetant dans un canal à Venise en 1772, il échappa à la vie qui lui était prédestinée dès son berceau. Un enfant du siècle des Lumières Le garçonnet absolument délicieux, dont le père réalisa le portrait à l’âge de 4 ans (Stockholm, Nationalmuseum), bénéficie de la bonté magnanime de tous les grands. Après une formation au sein de l’atelier familial, il est l’élève de Maurice Quentin de La Tour et de François Boucher ; or, il ne remporte le Grand Prix qu’à son quatrième essai, en 1758. Lorsqu’il rejoint, à 30 ans, le Palais Mancini, siège de l’Académie de France à Rome, après être passé par l’École des élèves protégés, le costume d’élève est déjà trop étriqué pour son tempérament fougueux et pour se soumettre aux exercices académiques dictés par le vieux Natoire. L’impétueux dut goûter en revanche à tous les vices de la Ville éternelle comme le suggère Les Plaisirs d’Anacréon , dont les études préparatoires pour le buste et la tête sont sans doute des autoportraits. Dans ce tableau exécuté à Rome et exposé au Salon de 1767, qu’il conserva toute sa vie et qu’il donna à son légataire universel «à titre de diamant», «la puissante nudité de l’homme en buste aviné et joyeux du premier jet, inconvenante pour une peinture d’histoire, a été assagie. Il faut noter, souligne Nicole Willk, la sobriété du coloris dans un camaïeu de brun doré, l’étude attentive de la lumière soulignée par les rehauts de blanc, les contours précis et appuyés à la pointe du pinceau». La spécialiste de la dynastie des Hallé poursuit en ces termes : «Restout connaît très bien son métier et c’est un excellent narrateur. S’il sait agrémenter ses sujets, il va pourtant à l’essentiel, il n’y a pas de fioritures, de “faire joli” ou de détails inutiles. Sa peinture reflète des réflexions sur le sens de la peinture nourries par le milieu social extrêmement protégé et cultivé dont il est issu. Artiste profond et grave, il recherche avant tout l’accord parfait entre le faire et le sujet. Son art est réfléchi et sobre.» Satyre surprenant une nymphe ou Jupiter et Antiope, vers 1767-1768, huile sur toile, 66,6 x 55,2 cm. Los Angeles, The Lynda and Stewart Resnick Collection. © Collection of Lynda & Stewart Resnick, Los Angeles «Le nombre des épines qui s’y trouvent» En 1769 pourtant, Jean-Bernard Restout n’exposa pas au Salon un de ses tableaux ayant été refusé par le jury, sans doute en raison d’«un retour de la censure sur la décence». Il chérissait son art, écrivait-il alors, «quoique le nombre des épines qui s’y trouvent surpasse de beaucoup celui des roses que j’y cueille». Les démêlés de David avec l’Académie royale de Peinture et de Sculpture, qui ne décerna le Grand Prix qu’à la quatrième tentative, en 1774, éclairent pour beaucoup la violence à laquelle les jeunes peintres étaient soumis. Après son échec en 1772, ne voulut-il pas se laisser mourir de faim un passage à vide qui ne dura toutefois guère plus de 48 heures ? Jean-Bernard Restout fut néanmoins nommé académicien et s’il profita de quelques succès, il devint vite l’un des meilleurs ennemis de l’Académie et se détourna de la peinture d’histoire au profit du portrait où il trouva une plus grande liberté de ton. «Fin observateur de la véritable personnalité de son modèle, analyse Nicole Willk, il scrute attentivement son comportement et son regard qu’il traduit avec chaleur ; il adapte le coloris, toujours harmonieux, au personnage représenté, précise son vêtement, ajoute un signe désignant son activité compas de l’architecte, plume d’oie de l’écrivain et porte toute son attention sur le visage sans aucune flatterie. Le portrait exprime de manière perceptible les sentiments estime, amitié, indifférence qu’éprouve le peintre envers le modèle.» Pour autant, le catalogue du peintre n’est guère fourni : 118 numéros nombre d’œuvres ne sont que mentionnées pour les peintures, 115 pour les dessins. Ce riche héritier était empêtré dans des affaires financières désastreuses qui devaient l’occuper sans cesse. Pendant la Révolution, chose étonnante, il ne prit d’ailleurs jamais les pinceaux pour les mettre au service de ses idéaux politiques. Il se dépensa pourtant sans compter pour anéantir l’Académie et défendre la «liberté nécessaire au génie». Celui qui fut de tous les combats «prit rapidement le goût du pouvoir, leurré par l’ascendant illusoire que son éloquence exerçait sur son entourage». Nicole Willk a effectué un travail de fond dans les archives pour reconstituer les années tumultueuses où il s’engagea aussi dans une vraie lutte pour préserver le patrimoine. Nommé inspecteur général et conservateur du mobilier du Garde-meuble en août 1792, il se retrouva pourtant victime du vol des bijoux de la Couronne. En avril 1793, lors de la séance des Jacobins, Fabre d’Églantine désigna Roland inspirateur du vol et Restout fut pris à partie. Le même jour, il fut dénoncé au comité de Sûreté générale de la Convention. Après s’être sorti tant bien que mal de cet épisode délicat, il fut rattrapé en septembre par l’affaire Villain d’Aubigny, qui venait d’être accusé d’avoir subtilisé des sommes importantes et des objets provenant du pillage des Tuileries ; ses amis politiques le défendirent néanmoins habilement. Restout se trouva alors empêtré dans la cabale qui visait Roland et qui lui coûta une année à Sainte-Pélagie, où il retrouva le poète Jean-Antoine Roucher, l’archéologue Aubin-Louis Millin et Hubert Robert. Libéré en septembre 1794, il n’eut guère le loisir de profiter de sa liberté. Deux ans plus tard, il mourut dans les toilettes d’une «madame Arnaudeau» «chez qui il se rendait régulièrement» pour «sa partie habituelle de trictrac». En parcourant l’ouvrage de Nicole Willk-Brocard, on ne peut que déplorer ce parcours chaotique qui nous prive aujourd’hui de dizaines de productions que l’un des meilleurs portraitistes du XVIII e siècle aurait pu offrir à l’histoire de l’art. Mais celle-ci ne peut plus désormais faire l’économie d’un Restout fils qui n’avait guère à rougir de la comparaison avec son père ou ses oncles. La Tempête commandée par Junon et Didon et Énée se réfugiant dans la grotte, 1773-1774, huile sur papier marouflé sur toile, 46 x 52,7 cm, détail. Los Angeles, The Los Angeles County Museum of Art. © Museum Associates / LACMA
À lire Nicole Willk-Brocard, Jean-Bernard Restout (1732-1796), Peintre du roi et révolutionnaire , Arthena, 2017.