La 10e conférence d’Art & Finance de Deloitte se tenait le 8 novembre dans les locaux de la bourse de Milan. 400 personnes avaient fait le déplacement. Retour sur une grand-messe où l’art est un actif financier.
Dans les faits, la conférence démarre bien avant le café réglementaire de 9 h 30. À Roissy-Charles de Gaulle, on croise dès 6 heures du matin les premiers art advisors, puis le directeur d’une plateforme en ligne. L’occasion, déjà, d’évoquer les développements du secteur, les petites et les grandes avancées… À Milan, on se retrouve place de la Bourse, face à la sculpture L.O.V.E de Maurizio Cattelan. Après la présentation très corporate des services de Deloitte Italie, la première table ronde peut enfin démarrer. Principalement consacrée au marché italien, celle-ci ne laissera pas un souvenir impérissable. On retiendra toutefois l’intervention de Dave Wolf, de Clarity Life interprétant a cappella les premières mesures de Love and Marriage de Sinatra, au milieu d’une explication sur la gestion patrimoniale des collections ! On enchaîne sur la seconde table ronde. Le débat plus circonscrit et plus précis porte sur les notions de transparence et de confiance. Modérés par un Henry Blundell (Art Solution et MasterArt) très en verve, les intervenants sont directement concernés par le sujet tout en ayant des points de vue différents, voire opposés. Giuseppe Calabi (avocat) est persuadé que le conflit d’intérêt est à la base de tous les maux et qu’une auto-régulation est la meilleure option pour le marché de l’art. Laura Patten (Deloitte US, ex-FBI) soutient, elle, que les acteurs sont naturellement enclins à tricher et que seule une régulation par le droit peut faire évoluer les pratiques. Nicola Steel (Christie’s) rappelle pour sa part que contrairement à ce que beaucoup disent le marché de l’art est déjà extrêmement réglementé : sur les transactions, sur la fiscalité, sur l’importation et l’exportation, sur le blanchiment, etc. Sont évoqués : les aberrations du fonctionnement du secteur, le looting, le financement du terrorisme, la régulation intra-étatique d’un marché mondialisé… Les intervenants n’oublient pas non plus de mentionner ou d’imaginer certaines solutions : les «Object IDs» (des identifiants uniques, propres à chaque objet, qui auraient une portée universelle), l’adaptation des blockchains, les licences d’importation, etc.
Débats passionnés
Une question, très pertinente, fuse de l’assistance et vient remettre en cause tout le débat. Lorenzo Rodriguez (Tactical Capital Partners), venu spécialement de New York, interroge le panel sur le bien-fondé d’un marché de l’art «efficient». Le seul intérêt de la transparence est de rendre le secteur plus compréhensible et plus accessible, mais, dans les faits, personne ne le souhaite véritablement : ni les marchands, qui profitent d’un système opaque qu’ils ont appris à maîtriser, ni les collectionneurs, qui recherchent spécifiquement cet espace de «jeu». Quel intérêt y-a-t-il à collectionner si tous les paramètres sont effectivement connus ? On retrouve ici l’animation et l’intelligence des meilleurs événements organisés par l’équipe Art & Finance de Deloitte. Publics et intervenants, tous experts, sont capables de débattre et d’échanger de vraies idées. Cette table ronde s’achèvera sur l’intérêt du journalisme d’investigation, censé faire évoluer les pratiques et potentiellement les législations. Après une pause déjeuner, les hostilités reprennent avec la présentation «hypnotique» de H. Dieter Dahlhoff, de l’université de Kassel, de son étude pour AXA Art. Trente minutes pour expliquer que les rapports sur le marché de l’art décrivent des réalités divergentes, qu’Internet est la principale source d’information sur le secteur et que les critères qui décident de l’achat d’une œuvre sont : sa qualité (57 %) et son prix (25 %), sa réputation (12 %). On l’aura compris AXA Art est le sponsor de la conférence… Le troisième et dernier panel s’annonce compliqué. Modéré par Enrica Roddolo du Corriere della Sera, il rassemble des personnalités actives dans des domaines très, voire trop différents. On retrouve pêle-mêle Javier Lumbreras (ancien dirigeant d’un fonds d’investissement en art, qui travaille à l’ouverture d’un musée privé), Kai Kuklinski (président d’AXA Art), James Bradburne (de la Pinacothèque de Brera), Viola Raikhel-Bolot (art advisor), André Rogger (qui dirige la collection d’art du Crédit suisse) et Alice Van der Slikke (du musée Van Gogh). L’exercice est effectivement difficile, chacun présentant les sujets qui lui sont propres sans qu’il y ait véritablement de débat. Les démonstrations sont néanmoins intéressantes. James Bradburne approfondit son analyse sur l’importance d’une gouvernance claire et indépendante pour les musées, sur l’adaptation aux institutions publiques des méthodes de gestion et de management du privé ou, sur l’importance de metrics pour l’analyse de leur propre efficacité. Certaines de ses envolées lui valent les applaudissement du public : «Nous devrions faire en sorte que les œuvres œuvrent ; notre travail est de transformer même imperceptiblement les gens qui viennent au musée ; elle est là notre valeur-ajoutée ; c’est à cela que nous devrions consacrer notre temps et notre énergie !»
Dernier acte
Enfin, les statisticiens entrent en scène. Adriano Picinati di Torcello et Anders Petterson présentent les quelque 270 pages du 5e rapport Art & Finance, à consulter absolument une bible qui traite en détail de tous les sujets au croisement de l’art et de l’économie. C’est la partie la plus factuelle de la conférence. Anders égrène le résultat de ses recherches. La taille de la classe d’actifs (1,62 billion de $), celle du marché (entre 45 et 55 milliards de $), la géographie des transactions, la répartition des catégories d’œuvres, mais aussi les services «art» offerts par les banques privées, le comportement des collectionneurs, les prêts gagés sur des œuvres (17-20 Mrds $ pour les seuls États-Unis)… tout y passe. Et Adriano de conclure sa présentation ainsi que la journée : «La direction est claire. L’art et le wealth management sont là pour se développer ensemble.» Très riche, cette conférence anniversaire aura réussi l’impossible : évoquer parfois en détail, parfois très brièvement l’intégralité des champs qui composent la thématique de l’art lié à l’économie. Dans un esprit détendu, elle a su trouver le parfait équilibre entre faits, débats et réflexions. On mesure combien, en dix ans, le sujet a été creusé ; le spectre couvert s’est élargi et le niveau d’analyse s’est considérablement affiné. Chapeau à Deloitte !