Angoisse, drame, sensualité… Cette étude pour un morceau d’histoire romaine offre un parfait résumé des recherches de son auteur, le peintre Johann Heinrich Füssli.
Johann Heinrich Füssli vient tout juste de quitter les salles du musée Jacquemart-André, où son exposition « entre rêve et fantastique » a frappé les esprits. Il revient à Paris, à l’Hôtel Drouot cette fois, où ses apparitions sont rares, avec une étude pour un morceau de choix. La Figure de la fille de Caractacus est extraite de la composition Discours de Caractacus devant Claude à Rome, une toile de 1792 disparue et connue grâce à la gravure d’Andrew Birrell (1769-1820) de la même année. La jeune éplorée y figure à genoux, les paumes tournées vers le ciel en un geste d’acceptation de son sort, enchaînée et aux pieds de son père, le héros breton qui tint tête à la puissante Rome, avant d’être capturé en 51 de notre ère et conduit dans la capitale de l’Empire. Si sa fille paraît résignée, le chef de tribu ne semble ni impressionné, ni craintif de la décision impériale. Le bras droit levé, il tient un discours de brave. Avec une foi telle dans la justesse de son action que, pris de pitié, Claude accorde sa clémence. C’est un épisode assez rare de la conquête romaine de la Bretagne insulaire par le César que choisit le peintre britannique d’origine suisse. La geste de Caractacus, ignorée par l’historien Geoffroy de Monmouth dans son Historia regum Britanniae, est heureusement évoquée par Dion Cassius (155-235) dans son Histoire romaine, une somme de quatre-vingts livres qui retrace le parcours de Rome de sa fondation à Alexandre Sévère, ainsi que par Tacite dans ses Annales (Livre XII, 37). On comprend pourquoi elle a inspiré Füssli… Pourtant fils d’un peintre et historien de l’art, ce n’est que tardivement que celui-ci emprunte le même chemin, après avoir suivi une formation pour devenir pasteur. Attiré à Londres en 1764, il rencontre sir Joshua Reynolds, président de la Royal Academy, et lui montre ses dessins : le maître l’encourage à partir se former en Italie. Il en revient fasciné par la puissance des œuvres de Michel-Ange. Se fixant définitivement en 1780 sur les bords de la Tamise, doté d’une solide culture classique, il puise son inspiration dans les sources littéraires, mêlant drame, angoisse et sensualité. Les récits mythologiques et bibliques nourrissent son imagination. Si bien sûr il est l’homme qui a su traduire les cauchemars, les mystères et le fantastique, ses sujets, novateurs, oscillent aussi entre sublime et érudition. Amateur de théâtre, dans une quête constante de l’effet dramatique, Füssli s’inspire du jeu des comédiens, de leur gestuelle et de leur mise en lumière pour construire ses tableaux. Or, c’est bien un drame qui se joue dans le palais de l’empereur ! La figure de Caractacus aurait d’ailleurs pu inspirer Shakespeare, pour lequel le peintre avait tant de fascination. La jeune fille se tiendra dans la composition finale dans la même position que sur cette étude. Le visage suppliant tourné vers l’empereur, le teint diaphane, elle est habillée de voiles transparents et sensuels, parée d’une abondante chevelure assemblée en une coiffure sophistiquée : une image teintée d’érotisme et de théâtralité que l'artiste aime donner de la femme. Voilà une héroïne malgré elle, innocente et pourtant prête à accepter le sacrifice. Sa figure s’élève ainsi au-dessus de celle du commun des mortels, et Füssli se devait de lui rendre grâce. Demain, ce sera au marché de le faire !