La contemplation s’impose devant les paysages maritimes de Lacroix de Marseille. Deux toiles en pendant sont l’occasion d'évoquer un artiste longtemps méconnu, et un genre en pleine expansion au XVIIIe siècle.
D’un côté, la nature sauvage et préservée ; de l’autre, un port aux quais animés et à l’architecture à l’antique : deux univers nés d’une même main, celle de Charles François Lacroix de Marseille. Provenant d’une collection privée parisienne du 6e arrondissement, ces toiles ont été acquises chez l’antiquaire Maurice Segoura dans les années 1980 et sont restées depuis dans la même famille. Les tableaux en paire sont parmi les plus recherchés du peintre. En son temps déjà, il bénéficiait d’une véritable demande pour ses marines conçues en pendant, sachant faire varier avec brio ses compositions selon les heures de la journée, les effets climatiques ou la variété des éléments narratifs. Le pittoresque anime ses calmes paysages aux accents romantiques, comme cette grotte envoûtante ou le soleil dont on suit la course d’un tableau à l’autre. Ainsi, au cœur de telles visions paradisiaques, figées par les rayons du soleil rougeoyant avec plus ou moins d’éclat et se reflétant dans les eaux d’une mer apaisée, se jouent des scènes vivantes et anecdotiques. Là, du linge sèche en haut de l’imposant château, des pêcheurs tout à leur labeur ignorent les badauds. Mais tant la vue urbaine que celle de la côte font appel aux souvenirs de la quinzaine d’années passées par le peintre en Italie.
Une imagination bien inspirée
La frontière entre imaginaire et réalité est infime chez Lacroix de Marseille : il s’agit bien d’inviter à la rêverie et au voyage. Toujours un bateau au loin, toutes voiles dehors, se dirige vers l’horizon baigné de la lumière du couchant. Dans notre port, le grand voilier bat pavillon hollandais. Il évoque l’un des nombreux navires des compagnies maritimes accostant dans le monde entier à cette époque, et que l’artiste a dû croiser à l’occasion de ses voyages. De même, la présence des deux hommes fumant la pipe et portant le turban est bien le symbole des échanges et des relations avec les pays orientaux, de plus en plus importants au XVIIIe siècle et desquels devait naître le goût pour les turqueries. Ces paysages sont ainsi le fruit de l’assemblage de motifs travaillés in situ, à Rome ou ailleurs en Italie, puis peints en atelier, à l’image de la tour génoise, élancée, ou du château aux murs arrondis rappelant celui de Saint-Ange. Il les réunit et les décline à l’envi, afin de créer une composition finalement imaginaire, suivant ainsi la mode grandissante des « caprices » italiens de l’époque… Un genre qui permet de marier nature et culture, de comparer les éternelles beautés du paysage à celles, plus éphémères, des constructions humaines.
Un genre en perpétuelle évolution
Ces deux toiles ont été peintes en 1759 par Lacroix de Marseille à Rome, comme indiqué avec les signatures. L’artiste, non rattaché à l’Académie de France, travaillait en indépendant, avec la précarité financière et le manque de moyens que cela devait entraîner. Cette situation l’obligeait à vendre régulièrement ses œuvres. Mais à l’époque du Grand Tour, les paysagistes tels que lui trouvaient sans mal des clients désireux de rapporter quelques souvenirs de leur voyage en Italie. Une période formatrice qui portera ses fruits, notamment après son retour en France couronné de succès. Il faut dire que tout est propice à ce genre. Avec le retour à l’antique dans le domaine des arts décoratifs, provoqué par les redécouvertes des sites d’Herculanum et de Pompéi, en 1738 et 1748, ses marines peuplées d’architectures séculaires sont fort appréciées. Dans la Ville éternelle, Lacroix de Marseille a d’ailleurs retrouvé plusieurs peintres français, avides tout comme lui de découvrir ces ruines et de toucher une clientèle plus large que dans leur pays. Le premier d’entre eux est Adrien Manglard (1695-1760). Le Lyonnais, installé à Rome dès 1715, y passera toute sa vie. Il travaille sous l’influence du Lorrain, qui avait déjà fait évoluer la marine au XVIIe, abandonnant le réalisme des compositions nordiques, pionnières dans la spécialité, pour se tourner vers des vues idéales mêlant pour la première fois peinture de paysages et celle d’histoire. Manglard fut à son tour le maître de Claude Joseph Vernet. L’Avignonnais réalisa à sa suite une parfaite synthèse des courants de son temps, pour offrir des paysages maritimes d’une grande exactitude, comme en témoigne sa célèbre série des « Ports de France », commandée par Louis XV en 1753. Vernet connut de nombreux suiveurs, portés par un genre en pleine expansion. Nombre d’entre eux sont issus du sud de la France, tels le Provençal Henry d’Arles ou le Toulonnais Jacques-Antoine Volaire. Lacroix de Marseille se place bien sûr dans cette lignée, offrant une nouvelle approche poétique à ces paysages imaginaires, qui trouveront une ultime évolution néoclassique sous le pinceau d’un Hubert Robert en France.