Le rationnel a une fâcheuse tendance à s’évanouir. Le Royaume-Uni vient d’annoncer qu’il rejoignait le cortège des pays interdisant le commerce de l’ivoire (voir La Gazette n° 12, page 26). Le 3 avril, le gouvernement a dévoilé les grandes lignes d’un projet de loi qui va entrer en vigueur d’ici la fin de l’année. Pour se justifier, il cite longuement la réaction enthousiaste des sociétés de défense des animaux. Il s’appuie sur une consultation publique, qui a suscité le chiffre record de 70 000 commentaires. Dans un pays qui a érigé Pierrot Lapin en figure de la littérature nationale, il n’est pas surprenant que 88 % des intervenants aient réclamé l’interdiction. L’association du marché de l’art elle-même s’est résignée à l’inévitable, son président, Anthony Browne, se satisfaisant des maigres concessions obtenues, en qualifiant le dispositif de «raisonnable et équitable». En 2014, plus de trois mille objets en ivoire sont passés dans les catalogues de ventes aux enchères du pays. Cette législation s’annonce comme l’une des plus strictes au monde. Les exemptions ne sont acceptées que pour les objets contenant moins de 10 % d’ivoire, et à condition d’avoir été fabriqués avant 1947. Aux États-Unis, le plafond est de 50 %, la partie en ivoire devant peser moins de 200 g. En France, il est de 20 %, la limite de poids ayant été abandonnée en novembre dernier. Pour les instruments de musique, paradoxalement, la Grande-Bretagne admet un niveau de 20%, le piano ou l’archet devant dater d’avant 1975 année qui a vu l’éléphant d’Asie rejoindre la liste des espèces menacées. Bénéficient aussi d’une exemption les portraits miniatures sur ivoire de plus de cent ans une tradition bien anglaise, introduite à la Cour au tout début du XVIIIe siècle par Bernard Lens, troisième du nom. En revanche, même si les détails ne sont pas encore explicités, les musées resteraient libres d’acquérir et d’exposer des ivoires.
La loi se montre beaucoup plus dure pour le marché des antiquités. Elle autorisera uniquement la vente de chefs-d’œuvre patrimoniaux, «d’une très grande rareté et d’une importance capitale» dans leur domaine de création. Il n’est pas question de critère d’ancienneté, comme aux États-Unis (avant 1918) ou en France (avant 1947). Des organismes homologués, dont certains musées, seront appelés à fonder cette expertise, qui donnera lieu à des débats sans fin sur la définition de ces «raretés». 200 g, 10 %, 20 % ou 50 %, 1918, 1947 ou 1975… Des pièces autorisées dans un pays peuvent aujourd’hui se retrouver bannies à la frontière. L’Angleterre, qui accueille en octobre la conférence sur le trafic des espèces en danger, se veut «le leader mondial» de cette campagne. Elle exhorte même le continent à l’imiter avec la dose de perfidie d’une Albion qui est quand même en train de quitter une Europe qu’elle passe son temps à dénigrer. La Commission européenne, qui a lancé sa propre consultation, n’a pas avancé pour le moment de proposition qui remettrait un semblant de cohérence dans cet embrouillamini. En France, le service censé répondre immédiatement aux demandes (faute de quoi l’objet ne peut être déplacé) est débordé, manque d’expertise et se trouve desservi par un site défaillant. Le mot de la fin revient à Nicolas Kugel, après que sa galerie eut passé plusieurs jours à remplir des formulaires pour pouvoir déplacer quelques ivoires tournés et une pendule du XVIIe siècle à la foire de Maastricht : «À quoi tout cela sert-il ?» Quelqu’un saura-t-il nous expliquer par quel enchaînement miraculeux cette accumulation de procédures contribuerait à maintenir des éléphants en vie ?
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