C’est à Londres qu’Henri-Pierre Danloux a trouvé dans la colonie créole aristocratique exilée ses modèles, ici le jeune Amable de Fontanges originaire d’Haiti.
Les enfants stars du XVIIIe siècle sont aussi fascinants que leurs portraitistes : Gabriel Godefroy, L’Enfant au toton de Chardin et L’Acteur de Fragonard ; Julie Le Brun, le modèle de prédilection de sa mère Élisabeth Vigée Le Brun ; les petits Brongniart et Sabine Houdon, les poupons de marbre d’Houdon… et bientôt Amable de Fontanges. À 3 ans, Amable Hugues Anne Hyacinthe de Fontanges prit la pose pour Antoine Vestier dans une tenue de soie bleu de France assortie d’une collerette de mousseline brodée, digne du petit Dauphin. Justement, son oncle était confesseur de la reine, tandis que son père, brillant officier qui avait été blessé au siège de Savannah lors la guerre d’Indépendance américaine, gouvernait la partie sud de Saint-Domingue et en second la partie nord. Vestier portraitura aussi sa maman, la riche héritière Caroline Lefèbvre. La grand-mère maternelle est connue, elle, pour avoir été plus tard une des dames de cœur de Toussaint Louverture. Or, lorsque Caroline de Fontanges demanda à Danloux de portraiturer son fils, la situation de la famille était tout autre. En 1793, la tête de François de Fontanges était mise à prix. Deux ans plus tôt, celui-ci s’était opposé aux juges de Port-au-Prince, qui avait condamné au supplice de la roue l’affranchi Jean-Baptiste Chavannes. Celui-ci s’était battu pour l’indépendance des États-Unis à ses côtés mais aussi pour l’égalité des droits entre les Blancs et les esclaves affranchis, lutte que Fontanges mena avant de devoir quitter l’île et de se réfugier en Espagne. Caroline de Fontanges était loin de son époux et plus que proche de l’abbé de Montesquiou-Fézensac. C’est par son intermédiaire que la reine lui aurait transmis, deux jours avant la journée du 10 août 1792, le manuscrit du Libelle-Calonne. Dans son journal, Danloux, qui les côtoie en Angleterre où ils sont tous deux réfugiés, persifle lui-même, en 1797, sur leur relation : «On dit que Mme de Fontanges, femme du Fontanges qui était à Saint-Domingue au service de l’Espagne, et dont j’ai peint le fils il y a deux ans, vient de divorcer à Paris. M. de Montazet dit que c’est sa cousine, mais qu’elle[…] avec l’abbé de Montesquiou. Elle montre une… de quitter son mari respectable de toutes manières, qui est bon militaire, honnête homme et bon mari autant que bon père, et de le laisser pour […]»
Incarner un moment
Dans la monographie consacrée en 1910 à celui qu’il considère comme «l’artiste royaliste par excellence» – c'est assez réducteur –, Roger de Portalis consacre un chapitre entier à cette colonie créole émigrée à Londres, où Danloux trouva «ses modèles et le plus clair de ses ressources». Son atelier devint un lieu de passage obligé et les séances de pose un moment de sociabilité, comme l’explique Mme Danloux dans leur journal commun : «Mon mari commença le portrait du petit de Fontanges en buste. Il resta jusqu’à midi. La mère et les tantes vinrent. Elles sont de Saint-Domingue.» Olivier Meslay, le spécialiste du peintre, insiste sur son aisance financière et son aisance sociale qui le conduisaient à représenter ses modèles avec moins de distance qu’un artiste à qui ce monde serait étranger. À Londres, Danloux partageait justement, depuis 1792, le quotidien de ces exilés et il conversa probablement avec le jeune Fontanges avant de le camper devant ce manège. C’était une jolie façon de lui procurer un «souvenir» ou plutôt une «mise en situation». Le portrait incarne à lui seul un moment. Qualifié à juste titre d’inventeur d’un «théâtre de l’exil» par Olivier Meslay dans le catalogue des Figures de l’exil sous la Révolution, Danloux peignit l’éloignement intérieur d’un homme brisé, le Baron de Besenval dans son salon de compagnie en 1791 (Londres, National Gallery), puis les portraits dans la tourmente de Mme Boyd, du duc de Choiseul ou encore de Jean-François de La Marche, évêque et comte de Saint-Paul de Léon (Paris, musée du Louvre). L’image d’Amable de Fontanges est aux antipodes. Tant le peintre que son modèle semblent avoir confiance dans son avenir. Déjà, avec un certain aplomb et une allure fière, ce dernier paraît s’amuser de l’attention qu’on lui porte. «Le petit nous dit, écrit Mme Danloux, qu’il allait partir avec son père pour se mettre au service du roi d’Espagne.» Loin de mettre en avant la timidité et le désir de s’appliquer, comme il le fit quelques années plus tard en portraiturant le petit Henry John Lambert, ou l’arrogance aristocratique d’une société figée et sûre d’elle, comme cela transparaît dans ses portraits sans enthousiasme du duc d’Artois, Danloux voyait juste, ici. Il eut à cœur de mettre l’accent sur la soif de découvertes et la désinvolture d’Amable dans un monde qui n’était pas le sien. Jusqu’à ce qu’une maladie de trois jours l’emporte à 42 ans, celui-ci passa sans encombre d’une armée à l’autre, d’un continent à l’autre, retombant toujours sur ses pieds, protégé même par le tsar alors qu’il était fait prisonnier de l’armée de l’Empereur pendant la campagne de Russie. Danloux dans ses portraits les plus aboutis nous dit simplement que la rencontre avec son modèle l’enchanta. Le portraitiste est le peintre qui sait sonder les âmes et faire un portrait aussi piquant et juste qu’un des «Caractères» de La Bruyère.