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Flavin Judd, devoir de mémoire

Publié le , par Virginie Chuimer-Layen

À l’occasion d’une exposition dédiée à Donald Judd, qu’il organise à la galerie Thaddaeus Ropac, son fils livre une vision sans filtre de l’artiste et de l’homme, tout en évoquant la Judd Foundation.

Flavin Judd. Flavin Judd, devoir de mémoire
Flavin Judd.
photo charlie rubin © judd foundation


Le microcosme de l’art contemporain semble tout savoir de Donald Clarence Judd, né en 1928 dans le Missouri. Est-ce vraiment le cas ? Emblématique du courant minimaliste américain aux formes élémentaires, fabriquées industriellement et dénuées de récit, l’artiste, mort à Manhattan en 1994, laisse un lourd héritage à ses deux enfants, Rainer et Flavin Judd. Outre une dette conséquente à éponger, les deux héritiers ont eu pour obligation, selon le testament paternel, de conserver des bâtiments vieillissants l’immeuble du 101, Spring  Street, à New York, et vingt bâtisses à Marfa, au Texas, avec leurs œuvres d’art et le mobilier. Ils ont créé la Judd Foundation – Rainer en est la présidente et Flavin le directeur artistique – qui se porte bien aujourd’hui, malgré les difficultés des débuts. Une œuvre mémoire d’un artiste historique, que Flavin Judd entretient depuis vingt-cinq ans.
 

Bar (1981) de Carl Andre, Wall Drawing # 1176, Seven basic colors and all their combinations in a square within a square (2005) de Sol LeWitt, et Unti
Bar (1981) de Carl Andre, Wall Drawing # 1176, Seven basic colors and all their combinations in a square within a square (2005) de Sol LeWitt, et Untitled, 1986-87, de Donald Judd. © Carl Andre / Adagp, Paris, 2019 © 2019 Estate f Sol LeWitt / Adagp, Paris, 2019 Donald Judd Art © Judd Foundation / Adagp, Paris, 2019


Comment avez-vous conçu cette exposition, une première en France depuis environ vingt ans ?
Je ne l’ai pas vraiment imaginée. Je n’y fais aucune déclaration, n’impose rien aux pièces, rassemblées dans l’espace pour elles-mêmes. Je veille juste à ce qu’elles n’interfèrent pas entre elles. Il n’y a jamais de thème préétabli, entravant, selon moi, leur puissance et leur connexion avec le public. Sont présentées entre autres des structures murales, une progression de six mètres de long, des gravures sur bois et des œuvres sur papier.
Quelles actions menez-vous dans le cadre de votre fondation ?
Ma sœur et moi-même en menons beaucoup. Nous organisons des expositions semestrielles à New York, éditons des ouvrages. Jusqu’en 2015, nous ne présentions que les œuvres de Don (Flavin appelle toujours son père ainsi, ndlr). Vinrent ensuite celles de Dan Flavin, puis d’autres artistes appréciés de Don, comme James Rosenquist en 2016, ou encore Yayoi Kusama en 2017. La Judd Foundation organise aussi des visites guidées de ses différents sites et propose des ateliers de dessin ainsi que des performances. Faire vivre ces multiples espaces, c’est en soi gérer une petite ville !
Pourquoi était-il important de créer une telle structure, en dépit d’une dette de plusieurs millions de dollars, de vos propres aspirations et d’un marché de l’art, à l’époque, très fébrile ?
Après la mort de Don, les avocats nous ont conseillé de vendre le 101, Spring Street, allant contre sa volonté. Cela dit, même si nous avions voulu en déléguer la charge à d’autres, personne n’en voulait en l’état. Je ne souhaite à personne de vivre ce que Rainer et moi-même avons vécu. Mais nous devions le faire. Aujourd’hui, la fondation va bien, même si l’organisation fut au départ chaotique et a mis du temps à se stabiliser.
Quid d’une donation à des musées ?
Don n’aimait pas beaucoup les musées, même s’il y exposait fréquemment. L’art n’y est souvent qu’une marchandise temporaire, pouvant subir des dommages. Un produit destiné à flatter les ego de conservateurs ou de villes aspirant à devenir de grandes métropoles de la culture. Marfa est un antidote au marché dont les institutions muséales font partie, l’art mérite mieux que cela.
Votre père semble à l’image de ce qu’il exprimait à travers ses œuvres : un être ferme, intransigeant, précis et factuel. Était-ce difficile à vivre au quotidien ?
Il était en effet exigeant, radical, rigoureux, mais ne recherchait pas la perfection. Il avait créé des règles, et son art, ses standards qui nous semblaient normaux, ont toujours été très élevés. C’était un homme sérieux avec un certain sens de l’humour 
Flavin, Rainer… Dans le choix de vos prénoms, faut-il percevoir un hommage assumé à ses amis Dan Flavin et Yvonne Rainer, la grande chorégraphe ?
J’aurais pu m’appeler Chamberlain, Johns ou encore Stella, mais cela ne fonctionnait pas très bien Don était un esthète aimant beaucoup la musicalité de ces noms de famille. C’est effectivement un hommage indirect, mais je ne lui ai jamais demandé d’explication à ce sujet.

 

Donald Judd (1928-1994), Untitled, 1988, et Untitled, 1988, aluminium anodisé et Plexiglas.
Donald Judd (1928-1994), Untitled, 1988, et Untitled, 1988, aluminium anodisé et Plexiglas. Donald Judd Art © Judd Foundation / Adagp, Paris, 2019 Photo : Charles Duprat


Comment étaient ses relations avec Dan Flavin ?
Elles ont débuté en 1964, avant que tous deux ne produisent leurs œuvres iconiques. Ils s’appréciaient beaucoup malgré leurs différences. Mais Dan Flavin déménagea, et on le vit moins à Manhattan. À Marfa, il ne venait pas non plus souvent.
Quels artistes fréquentiez-vous au 101, Spring Street ?
Enfant, je côtoyais Brice et Helen Marden, Frank Stella, Joan Jonas, Robert Morris, Carl Andre, David Novros… On voyait aussi très souvent Claes Oldenburg et John Chamberlain. Don n’aimait pas le travail d’Andy Warhol, qu’il ne fréquentait pas, mais tous deux se respectaient. Tous ses amis n’étaient pas pour autant artistes, et il ne faisait aucune différence entre eux.
À New York, on peut voir nombre d’œuvres de votre père, dont la disposition dans l’espace semble très étudiée. Que cherchait-il à créer ?
Il savait très bien de quelle manière il voulait que soient présentées ses pièces et celles de ses pairs, comment celles-ci pouvaient paraître. Pour lui, la façon dont les fourchettes étaient posées sur le meuble avait un sens. Il s’agit toujours d’une question de normes très élevées. Don a installé, par exemple, une pièce de Marcel Duchamp au cinquième étage, parce qu’il pensait qu’elle y serait bien. Il collectionnait les œuvres de Larry Bell, de Chamberlain et de bien d’autres, exigeant le meilleur.
Quel regard portez-vous sur son travail ?
Don a essayé d’inverser quarante mille ans d’une histoire de l’art ayant produit de nombreux récits et anecdotes. Il a voulu dépouiller celui-ci de ses mythes construits par des personnes de pouvoir. Avec une démarche proche des scientifiques, il a conçu des pièces qui nous renvoient à leur seule réalité matérielle. Elles ne sont là que pour ce qu’elles sont.
Une raison pour laquelle l’histoire qualifie son œuvre d’«art minimal». Comme votre père, vous réfutez cette appellation, estimant que c’est un concept paresseux. Pourquoi ?
Le mot «minimalisme» a été inventé par des critiques d’art qui n’aimaient pas ce genre de travail et n’ont pas trouvé d’autre nom pour le désigner. La critique a usé d’un raccourci rétrograde et n’a pas fait l’effort de comprendre et d’approfondir sa réflexion. En aucun cas il ne s’agissait de minimalisme pour les artistes concernés. Pas plus qu’Andy Warhol et James Rosenquist n’avaient conscience de former un groupe appelé « pop art »…
Votre père ne cessait d’étudier et d’écrire. En 2016, vous avez édité, avec Caitlin Murray, Donald Judd Writings, un recueil de ses textes sur sa conception du monde. Considérait-il l’idée plus importante que sa réalisation ?
Don n’était pas conceptuel. Pour lui, le design et l’architecture qu’il concevait comptaient autant que l’art. À la différence qu’une chaise ou un bâtiment ont une fonction, alors que les œuvres d’art n’en ont pas. L’art émane de l’association entre une idée et un sentiment, mais il ne peut contredire la réalité que nous vivons. De manière générale, son postulat va à l’encontre de celui de la représentation d’Eugène Delacroix, par exemple, artiste qu’il appréciait beaucoup par ailleurs.
Quelles leçons sur l’homme et son œuvre faut-il tirer d’une visite à New York ou à Marfa ?
Que Don a créé son propre monde, car sa culture originelle n’était pas, à ses yeux, suffisante. Construire notre propre culture, c’est ce que nous devrions tous faire pour pallier la médiocrité de notre environnement quotidien.
Diriger la fondation vous permet-il d’avoir d’autres activités ?
Une fois par an environ, je travaille pour un studio de design. Cela m’offre une petite respiration.
Vos enfants auront-ils pour mission de continuer à faire vivre la mémoire de votre père, que vous défendez âprement ?
Ils feront, je l’espère, ce dont ils auront envie. Je leur souhaite de bâtir une culture meilleure que celle dans laquelle ils vivent.

À voir
«Donald Judd», galerie Thaddaeus Ropac-Marais,
7, rue Debelleyme, Paris IIIe, tél. : 01 42 72 99 00 - Jusqu’au 15 juin 2019.
www.ropac.net

À lire
Flavin Judd et Caitlin Murray, Donald Judd Writings, David Zwirner Books/Judd Foundation, 2016, 1 056 pages, en anglais, 27 $.
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