Le XIXe siècle va bientôt s’achever lorsque, le 20 juillet 1899, Roger Lesbats, qui se fera connaître sous le pseudonyme de Frank Elgar, voit le jour. Il s’y intéressera donc assez peu, se concentrant sur la création artistique du XXe, une époque foisonnante qu’il allait mordre à pleine plume. Sa carrière de journaliste démarre à Nantes en tant que rédacteur pour Le Populaire et animateur de la revue Nantes le Soir. C’est parti, il ne cessera plus d’écrire ! Le 21 juin 1978, Le Monde, apprenant son décès, lui consacrait un article. On pouvait y lire que cet «homme sympathique mais bougon», critique de très longues années au Parisien libéré, après avoir collaboré à l’hebdomadaire Carrefour, défendait «d’une plume compétente et sensible les artistes avancés de l’époque : Tal Coat, Pignon, Poliakoff, Music… », ce qui ne l’empêchait pas «dans ses pages hebdomadaires de mener de retentissantes polémiques contre ce qu’il considérait être l’anarchie en peinture». Doté d’une forte culture humaniste, Elgar écrivait aussi pour les éditions Hazan des ouvrages sur Picasso, Van Gogh, Braque, Miró et Léger. C’est cette histoire partagée avec l’art d’une époque passionnante qui arrive aux enchères. Un temps d’échange qui s’apprête à se poursuivre. À Fernand Léger, cet «homme qui peignait tout le long du jour. Et qui rêvait du divorce de la couleur et du dessin» (selon les mots d’Aragon), il vouait une amitié – une ferveur ? – toute particulière. Sa collection est d’ailleurs un véritable «festival Léger» ! S’il est difficile de dater précisément la rencontre entre ces deux personnalités, qui avaient de multiples raisons de se fréquenter, on peut la situer dans l’immédiat après-guerre.
Un primitif des temps modernes
En 1949, alors qu’il est en pleine recherche de stylisation, le peintre exécute à l’huile sur toile un Portrait de Marguerite Lesbats (voir reproduction page 15), qu’il lui offre et lui dédicace. Le visage de la dame apparaît dessiné d’un trait de pinceau noir devant un fond barré de bandes colorées (200 000/300 000 €) – le procédé avait été le même pour celui de Paul Éluard. Du pur Léger, exaltant la création d’un nouvel espace grâce à une distribution exacte des couleurs, des rythmes, des pleins et des vides, grâce encore aux lignes qu’il faufile à travers la composition. Si son style est évident dans cette œuvre, il l’est tout autant sur la Nature morte aux trois fruits de 1939, (voir l'article Quand Léger retrouve ses racines de la Gazette n° 4, page 6) – et qui est à rapprocher de la Composition à la plante verte (n° 1058 du catalogue raisonné) et de la Composition aux deux réveils (n° 1059) – dont 600 000 à 800 000 € sont attendus. Ces deux œuvres majeures sont ici entourées du pastel préparatoire de la seconde (12 000/15 000 €), de deux aquarelles, d’une gouache (L’Assiette de fruits, 10 000/15 000 €), de deux lithographies, d’une encre et d’une céramique glaçurée (Composition en bleu et rouge, vers 1950, 4 000/5 000 €), toutes pièces signées du maître de Biot. Une lettre adressée par Nadia Léger en 1956 exprime au mieux de la relation qui liait les deux hommes (200/300 €). La veuve du peintre, touchée par l’article qu’Elgar lui consacre dans la revue Carrefour, écrit à ce dernier : «Votre article a eu le pouvoir et cela m’a fait un énorme plaisir, de me redonner vivant notre grand Fernand.» D’autres également avaient les faveurs de sa collection. L’art moderne n’ayant pas de frontières, grands maîtres et plus petits noms se côtoyaient. Frank Elgar vivait la peinture abstraite comme on écoute de la musique, en cherchant à capter l’intériorité émotionnelle sans s’attarder sur une identification ou une représentation figurative. De Francisco Borès à Édouard Pignon, en passant par Charles Lapicque ou Gérard Schneider, il avait accroché quelques œuvres sur papier. Cette vente va permettre de redécouvrir le travail de l’expressionniste américaine Janice Biala (1903-2000), dont une Composition de 1958 (800/1 000 €) fait écho à la quête du critique ; celui de Léon Gischia (1903-1991) aussi, dont Elgar disait qu’il s’efforçait «courageusement d’inventer un langage où espace, lumière et forme se trouvent élevés au même degré d’évidence» (300/400 € pour une tempera sur papier de 1962, Nocturne n° 6). Une femme palpitante en bronze de Baltasar Lobo (1910-1993) retient l’attention. Membre des Jeunesses libertaires et proche des artistes d’avant-garde espagnols, l’artiste est un républicain de la première heure. En 1939, fuyant le franquisme, il est interné au camp d’Argelès, s’en échappe et arrive à Paris nanti d’une recommandation de Picasso. Dans la capitale, il rencontre Miró et Henri Laurens, qui l’aide à régulariser sa situation. Sa réputation dépasse vite le cercle militant. Son style appartient à la fois aux sculptures archaïques primitives et au cubisme, dont il s’est nourri. La figuration est simplifiée à l’extrême. C’est ce qu’expriment les courbes de cette Jeune femme ou Contemplation (12 000/18 000 €, voir ci-dessous). Rien d’étonnant à ce qu’elles aient séduit le critique.
Les manifestes d’Elgar
Passionné par son métier, les arts, la littérature et les autres, Frank Elgar était un travailleur acharné. S’il a collaboré à plusieurs revues, il a aussi publié un certain nombre d’ouvrages qui sont autant de références. Ses recherches sur le cubisme – un mouvement qui avait toute sa sympathie – représenté ici par le manuscrit d’un essai, daté du 13 novembre 1969, écrit d’une plume alerte sur un cahier d’écolier de 103 pages, et estimé entre 500 et 800 €. Le texte ne semble pas avoir été publié en l’état mais plutôt avoir servi à différents essais sur le mouvement, à la différence de son Étude de l’œuvre de Pablo Picasso, parue chez Hazan en 1955. En gage de remerciement pour cette réflexion, le maître croquera le critique une loupe à la main. Et sur la première page, il est précisé : «Cet exemplaire a été imprimé spécialement pour Frank Elgar.» 6 000/8 000 € sont demandés pour cette pièce unique. Dans une édition particulière de la Résurrection de l’oiseau (Maeght, 1958), où son texte accompagne les lithographies de Georges Braque, une aquarelle signée de l’artiste s’est glissée (3 000/5 000 €) et cet envoi : «Pour Frank Elgar, cet oiseau messager de mes compliments.» Le critique y adresse un véritable hommage au peintre et, dans une seconde partie, dresse l’historique de l’oiseau – thème récurrent dans l’œuvre de Braque à partir de 1949 – en tant que symbole culturel. Sur d’autres livres, on retrouve des dédicaces de Paul Éluard accompagnées de sa magnifique signature en croix (400/600 € pour Voir), René Char… Des fidèles entre les fidèles. C’est toute une époque qui défile ainsi et prend encore la forme de cartes de vœux et d’échanges épistolaires. La soif d’ouverture des critiques du XXe siècle touchait à l’universalité. La dernière des passions, et non des moindres, de celui-ci, l’a mené vers les cultures archéologiques et primitives. Là encore, l’homme se faisait précurseur et rejoignait Paul Éluard et Pablo Picasso. Derrière son bureau de travail, sous la nature morte de Fernand Léger, une antilope bambara veillait. Peut-être cherchait-il dans ses objets d’ailleurs à comprendre ce que les artistes du XXe siècle avaient trouvé…