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De raptu et de fabula

Publié le , par Vincent Noce

De raptu meo. Ce mal qui m’a été fait. Mais lequel ? Cette accusation lancée contre Geoffrey Chaucer a plongé les médiévistes et philologues britanniques dans le désarroi. The Guardian assure qu’une nouvelle découverte pourrait exempter le poète du soupçon de crime pesant sur lui. Depuis 1870, la malédiction plane sur l’écrivain...

  De raptu et de fabula

 

De raptu meo. Ce mal qui m’a été fait. Mais lequel ? Cette accusation lancée contre Geoffrey Chaucer a plongé les médiévistes et philologues britanniques dans le désarroi. The Guardian assure qu’une nouvelle découverte pourrait exempter le poète du soupçon de crime pesant sur lui. Depuis 1870, la malédiction plane sur l’écrivain suite à la révélation d’un acte déposé sous scellé en 1380 à la chancellerie de Richard II, par lequel une certaine Cecily Chaumpaigne lui pardonnait toutes ses actions, « Omnimodas acciones tam de raptu meo tam de aliqua alia re vel causa ». Depuis, le mystère est demeuré entier sur les faits invoqués par le verbe rapere, dont le sens est fluctuant. Père de la littérature anglaise, Geoffrey Chaucer est une figure fondatrice de ce royaume aujourd’hui plongé dans la perdition. Et l’accusation de viol portée à son encontre serait bien de nature à susciter un surcroît d’émotion. D’ici à interdire la représentation des Contes de Canterbury… Il est pourtant toujours aussi malaisé d’élucider la nature de ce soupçon, le mot raptus pouvant désigner selon les circonstances un viol ou un enlèvement. Et, à l’époque, cette dernière accusation pouvait fort bien viser un couple ayant échappé à l’autorité paternelle. Aussi les auteurs britanniques ont-ils préféré opter pour cette version plus commode, parlant d’«incident», d’«événement troublant» ou même d’«escapade». Le spécialiste Christopher Cannon s’est distingué par une étude du contexte juridique. La confusion n’est pas seulement sémantique. La loi anglo-normande, rédigée en français, avait déjà amalgamé les deux formes d’agression sous le même article de loi.

Faire de la Sainte Catherine d’Artemisia une Victoire du féminisme, c’est oublier que le Caravage avait peint la même image une vingtaine d’années plus tôt.

L’imbroglio pouvait être plus grand encore, car le mariage, si la victime y consentait, était une réparation proposée pour un viol. Les autorités s’en sont alarmées, en redoutant que des amants puissent recourir à une fausse dénonciation pour pouvoir se marier contre la volonté du père. Derrière toute cette confusion se lit l’obsession croissante, au Moyen Âge, du contrôle des femmes et de l’accouplement. Christopher Cannon penchait quand même pour l’hypothèse du viol, en faisant remarquer que l’expression inhabituelle de raptu meo a été effacée des deux copies du mémorandum. Il en déduit que le reproche semblait suffisamment grave pour avoir motivé cette censure. The Guardian, pour sa part, note avec soulagement que Chaucer aurait été le tuteur d’un fils de marchand jusqu’en 1382. Le médiéviste Sebastian Sobecki avance ainsi l’hypothèse que l’incident pourrait se réduire à une tentative ratée de mariage entre son protégé et cette fille de boulanger. La réputation de la nation britannique serait sauve. Le chercheur est cependant bien obligé d’admettre que cette version est pure spéculation. Au même moment, la National Gallery a entamé une tournée en province de la Sainte Catherine d’Artemisia Gentileschi, réapparue en 2017 à Drouot. Elle entend mettre en valeur, selon les mots de la conservatrice Letizia Treves, «la force» et la «puissance de résilience» montrées dans cet autoportrait, dans lequel la jeune femme tient la roue brisée de son martyre. Elle se réfère naturellement au viol dénoncé à l’encontre du peintre Agostino Tassi. C’est simplement oublier que, une vingtaine d’années plus tôt, le Caravage avait peint la même image. Et, comme à l’habitude, la complexité du drame est évacuée au profit d’une projection anachronique de sentiments. Assimiler Artemisia à une Victoire du féminisme, c’est oublier que le procès qui lui fut si douloureux avait été intenté par son père à Tassi, pour obtenir que ce brigand respecte sa promesse de mariage (et lui règle ses dettes). Et c’est passer sous silence la liaison qu’Artemisia a entretenue plusieurs mois avec son amant, auquel elle envoyait encore des billets, éperdue d’amour, dans sa prison. Décidément, le temps des médias n’est pas celui de la recherche. Et celui des musées ?

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