Non loin de Saumur, au cœur de l’Anjou blanc, un château Renaissance cache sous ses fondations un mystérieux réseau de galeries troglodytiques vieilles d’un millénaire.
Construit sur un sol calcaire, niché dans un paisible paysage de vignes typiques du Val de Loire tant louées par Joachim du Bellay, cet élégant monument historique classé en 1983 appartient aux descendants de Colbert et accueille, depuis plus de vingt ans, près de 100 000 visiteurs annuels. Mentionné dès le XIe siècle et largement remanié jusqu’au XIXe siècle, le château de Brézé est aujourd’hui l’un des sites les plus visités du Maine-et-Loire. Au Moyen Âge, les seigneurs rivalisent d’ingéniosité pour protéger châteaux et places fortes et en faire des refuges sûrs en cas d’épidémie, d’invasion ou d’hiver rigoureux. En la matière, les architectes du XXe siècle qui ont imaginé les célèbres «panic rooms» – destinées à protéger vedettes et riches propriétaires des intrusions inattendues – resteront cois face à la créativité dont ont fait preuve leurs illustres prédécesseurs à Brézé. En effet, sous le château de surface, et jusqu’à onze mètres de profondeur, courent près de quatre kilomètres de galeries creusées dans la pierre de tuffeau. Cette singularité fait des lieux la plus grande forteresse souterraine d’Europe. En cas de siège, tous les habitants pouvaient donc se réfugier en sous-sol, accompagnés non seulement des soldats et de leurs familles, mais encore de leurs chevaux, qui y trouvaient écuries, mangeoires et étables à foison. Grâce aux cuisines abritant des fours à pain et à sucrerie ainsi qu’à une basse-cour riche en poules et cochons, les assiégés pouvaient ainsi vivre en autarcie pendant plusieurs mois, tout en jouissant d’une température constante de 12 °C.
Un château composite
Paranoïaque, nous direz-vous ? Sans nul doute, mais diablement efficace. Car en plus de neuf cents ans d’histoire, le château de Brézé, dont l’existence est attestée en 1063 dans une charte de l’abbaye de Saint-Florent, n’a jamais été pris. De surcroît, les historiens ont trouvé des traces d’occupation effective des galeries troglodytiques jusqu’au XIIIe ou XIVe siècle, preuve que les seigneurs des lieux s’accommodaient visiblement fort bien de cet étonnant mode de vie. Mais pourquoi ne se lancèrent-ils dans la construction d’un château en surface qu’après quatre siècles de vie souterraine ? Le mystère demeure… Ce n’est qu’en 1448 que Gilles de Maillé-Brézé obtient du duc René Ier d’Anjou le droit de fortifier son château et d’y établir une garnison. Un premier bâtiment est alors érigé en utilisant les pierres du domaine. Et c’est justement leur excavation qui permet, par la même occasion, de creuser tout autour d’impressionnantes douves sèches sur dix-huit mètres de hauteur, restées depuis les plus profondes d’Europe. L’ensemble est complété par un système de défense particulièrement perfectionné — qui témoigne de l’importance du château de Brézé dans l’histoire de l’Anjou — avec, parmi les quelques curiosités incontournables, un spectaculaire pont-levis souterrain. Agrandies au XVIe et au XVIIe siècle, les galeries regorgent de salles plus inattendues les unes que les autres : une glacière naturelle creusée dans la roche, une magnanerie – pour l’élevage des vers à soie – ou encore une salle des pressoirs dédiée aux vendanges. De nos jours, sur les 28 000 mètres carrés de tunnels et cavités d’origine, seuls 1 500 mètres se visitent, la majeure partie située sous les vignes s’étant effondrée au fil des siècles. À son arrivée, le visiteur est d’abord saisi par l’élégance classique des trois ailes qui ceignent la cour d’honneur, voulue par Arthus de Maillé-Brézé à la fin du XVIe siècle pour y recevoir le roi Charles IX et sa mère, Catherine de Médicis. Alors que la partie sud, la plus ancienne, fut construite dans un pur style Renaissance, l’aile centrale avec sa galerie rythmée de sept arcades et l’aile nord, qui accueille l’entrée du château, ont quant à elles été remaniées dans un style néogothique particulièrement élaboré. Quant aux spectaculaires toitures d’ardoise typiques de la région, elles couvrent le bâti sur l’équivalent d’un hectare !
Une prestigieuse lignée de propriétaires
Se dressant au cœur d’un vaste parc dont une bonne moitié est consacrée aux vignes (crémant de Loire, saumur, saumur-champigny…), le château de Brézé peut se vanter d’avoir compté dans sa longue vie pléthore de propriétaires éminents. Au XVIIe siècle, le domaine devient la propriété du Grand Condé, cousin de Louis XIV et neveu par alliance du cardinal de Richelieu. Puis, en 1682, il rejoint le giron des Dreux-Brézé, faits marquis par Louis XIII et connus par la suite pour avoir été grands maîtres des cérémonies du roi de 1701 à 1830. Pour l’anecdote, c’est à Henri-Évrard de Dreux-Brézé, âgé d’à peine 20 ans, que revient la lourde tâche de préparer la réunion des États généraux en 1789, à la demande de Louis XVI. Et c’est à lui encore que Mirabeau lance son célèbre : «Monsieur, allez dire à votre maître que nous sommes ici par la volonté du peuple et que nous n’en sortirons que par la force des baïonnettes» ! Supprimée à la chute de la monarchie, la charge est ensuite rétablie sous la Restauration, avant d’être définitivement supplantée par les services protocolaires du ministère des Affaires étrangères à l’aube de la IIIe République. Les Dreux-Brézé occuperont le château qui porte leur nom jusqu’en 1959, avant que celui-ci ne devienne par mariage la propriété du comte et de la comtesse Jean et Karine de Colbert, descendants en ligne directe du ministre de Louis XIV. Ces dernières décennies, le couple s’est lancé dans d’importantes campagnes de travaux afin de préserver ce joyau de l’histoire de France. C’est ainsi qu’en 2006 la grande galerie intérieure qui servait de salle de réception au XIXe siècle a fait l’objet d’une ambitieuse restauration, dans un style néogothique imaginé par le peintre en trompe l’œil Amaury de Cambolas – un défi relevé avec brio puisque, bien que conçue en 1863, cette partie du château n’avait jamais été terminée, les larges pans de mur étant restés couverts de plâtre blanc : une intervention en guise de clin d’œil à celle de Pierre-Luc-Charles Ciceri (1782-1868), décorateur de théâtre parisien à qui avait été confiée en 1838 la mission d’orner la salle à manger, dans un style comparable. Dans la chambre Richelieu — qui aurait accueilli le cardinal —, des boiseries de chêne recouvrent les murs et entourent une cheminée repeinte au XIXe siècle dans une veine néomédiévale, tandis qu’un mobilier Restauration vient compléter l’esprit troubadour des lieux. L’ultime fierté des châtelains est un billard d’exception de la fin du XVIIIe siècle, parfait jumeau de celui de Marie-Antoinette conservé au Petit Trianon à Versailles. La priorité des Colbert ? Préserver l’héritage familial pour transmettre ce témoignage du patrimoine national. «Nous ne sommes que de passage», comme aime à dire Jean de Colbert.