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Benoit Sapiro revisite les avant-gardes

Publié le , par Maïa Roffé

Fondateur de la galerie et des éditions Le Minotaure, le marchand d’art met en lumière des artistes méconnus d’Europe centrale et de l’Est, et relit aujourd’hui l’histoire de la modernité à l’aune du biomorphisme.

Benoit Sapiro Benoit Sapiro revisite les avant-gardes
Benoit Sapiro
©Archives Galerie Le Minotaure

Vous avez longtemps été l’assistant du critique d’art Georges Boudaille. Que vous a apporté cette expérience à ses côtés ?
Il a été une sorte de mentor pour moi. C’était un homme exceptionnel, un aventurier qui défendait les peintres abstraits dans les Lettres françaises, l’auteur du premier catalogue raisonné de Picasso. Ma culture, au-delà de mes parents, vient de lui. J’ai fait mon apprentissage de l’art moderne en classant sa bibliothèque, puis j’ai organisé avec lui des ventes aux enchères d’art contemporain chez Perrin, à Versailles. Ça m’a propulsé. À sa mort en 1991, j’ai continué à monter des ventes à Drouot. Mais, pour moi, l’hôtel des ventes représente une sorte d’abattoir géant, une accumulation de marchandises dans une salle, à l’opposé de ce dont je rêvais.
De quoi rêviez-vous alors, à 25 ans ?
De ce que je fais aujourd’hui, mais peut-être pas sous cette forme. Je ne voulais pas faire du commerce, je voulais du sens. J’ai mis du temps à comprendre que l’un ne va pas sans l’autre. Il a fallu apprendre, et j’ai mis des années à pouvoir vivre de ma passion. Expert à la Compagnie nationale des experts, je suis membre du bureau du Comité professionnel des galeries d’art depuis sept ans, dont j’ai corédigé le code de déontologie. Et, depuis une dizaine d’années, la galerie Le Minotaure fonctionne en binôme avec la galerie Alain Le Gaillard, qui m’apporte une complémentarité et un champ d’action élargi.
Qu’est-ce qui vous a amené à vous spécialiser dans l’école de Paris et dans celle d’avant-garde d’Europe centrale et de l’Est ?
Ma propre trajectoire. Ma famille, originaire de Bessarabie et de Moldavie roumaine, a connu le même cheminement que tous ces déplacés du XXe siècle, depuis les pogroms jusqu’aux deux guerres mondiales. D’autre part, j’ai toujours été intéressé par la révolution russe et les faits politiques du début du XXe siècle. J’ai donc décidé de me focaliser sur les avant-gardes, en particulier à Paris et à Berlin, où les artistes ont transité ou se sont réfugiés : notamment le collectif Abstraction-Création à Paris, et les artistes expressionnistes, futuristes et constructivistes de la galerie Der Sturm, fondée à Berlin par Herwarth Walden.

 

László Moholy-Nagy (1895-1946), CH 7, 1939, huile sur toile, 107 x 130 cm.
László Moholy-Nagy (1895-1946), CH 7, 1939, huile sur toile, 107 130 cm.© Archives Galerie Le Minotaure


Votre galerie fait aussi un focus sur l’avant-garde yiddish à l’époque de la révolution russe…
Nous avons une niche dans la spécialité, le mouvement de la Kultur Lige, une organisation juive socialiste laïque née en 1917, dont l’objectif était l’émancipation des juifs à travers l’avant-garde, le théâtre, les revues et les livres pour enfants en yiddish. Son fondateur Boris Aronson, Marc Chagall, Issachar Ber Ryback et El Lissitzky, avant de devenir constructiviste, ont réalisé les illustrations de ces livres d’avant-garde.


Vous avez aussi exposé des artistes juifs de la première et la seconde école de Paris : Chagall, Soutine, Pascin, Kikoïne…
J’ai grandi dans cet univers grâce à mon père, Antoine Sapiro, qui avait une galerie d’art à Paris entre 1963 et 1977 et avait été conseillé par Kikoïne. Les artistes de l’école de Paris me semblent incontournables dans l’histoire de l’art du XXe siècle, et dans ma propre histoire.

Vous avez aussi présenté des personnalités singulières comme les artistes de la fin du XXe siècle ayant renoué avec l’avant-garde russe: Ilya Kabakov, Oscar Rabine, Mikhaïl Grobman.
C’est la troisième école de Paris qui ne dit pas son nom : des artistes que l’on privait de passeport avant de les expulser d’Union soviétique dans les années 1970 pour Paris, Vienne ou Tel-Aviv. J’ai monté une exposition en 2007 à l’Hôtel de l’industrie, « Moscou-Paris 1960-2000 », et j’y ai présenté une des versions de la Cuisine communautaire de Kabakov. J’ai rencontré Mikhaïl Grobman en Israël, où j’ai vécu entre 1978 et 1988 et où j’ai eu une galerie de 2007 à 2014, à Tel-Aviv. Il m’a initié à la deuxième avant-garde russe de 1950 à 1970, à laquelle j’ai aussi consacré une exposition en 2007.
Pourquoi avez-vous organisé des expositions muséales au musée Pouchkine, à Moscou, et au musée d’État russe, à Saint-Pétersbourg ?
C’étaient les premières expositions Lanskoy et Charchoune dans des institutions russes, alors qu’il s’agit de peintres originaires de ce pays. Les œuvres provenaient du fonds de la galerie et de collectionneurs privés.
Vous aviez exposé Lanskoy et Charchoune dès l’ouverture de la galerie en 2002…
Ils ont toute légitimité d’être exposés, et Charchoune plus encore, parce qu’il est le peintre des peintres. Au Centre Pompidou figurent 184 portraits de lui par divers artistes, dont Yves Klein, Sam Francis, Fernand Léger. Il avait eu une rétrospective au musée d’Art moderne de la Ville de Paris en 1971. Peu de temps avant sa mort, il avait légué quarante-six tableaux à l’ambassade de Russie en France. Après la chute du mur de Berlin, ils sont partis pour la galerie Tretiakov, où ils n’ont jamais été exposés. À la suite de notre accrochage en Russie, une galeriste très influente de Moscou en a organisé un sur l’école de Paris pour lequel elle a récupéré des tableaux de la galerie Tretiakov, qu’elle a fait restaurer. Aujourd’hui, le musée moscovite expose un mur entier d’œuvres de Charchoune. Nous avons contribué à le faire reconnaître en Russie, qui était sa patrie, tout comme Lanskoy, dont mon père a été le marchand et dont j’ai conservé des archives importantes. La galerie héberge le comité qui prépare le catalogue raisonné de l’artiste.

 

André Lanskoy (1902-1976), Composition, 1961, huile sur toile, 140 x 260 cm.
André Lanskoy (1902-1976), Composition, 1961, huile sur toile, 140 260 cm.© Archives Galerie Le Minotaure


À la suite de ces expositions, leur cote a-t-elle augmenté ?
Comme souvent, exposer les artistes dans leurs pays d’origine et dans des institutions majeures n’est pas anodin pour la cote de ces artistes et, surtout, élargit le champ de leurs collectionneurs.
À partir de quand les collectionneurs russes ont-ils commencé à racheter leur patrimoine artistique dispersé ?
À partir du début des années 2000 et de l’accès au pouvoir de Poutine, qui a mis fin à la période d’anarchie post-démantèlement soviétique et d’élites mafieuses. Dès 2004, nous avons participé pour la première fois à un salon à Moscou, Moscow World Fine Art Fair, et nous avons présenté et vendu des artistes russes de l’école de Paris qui n’étaient connus que de nom en Russie.
L’avant-garde russe est minée par la contrefaçon. Comment réagissez-vous ?
Elle est gangrenée par les faux et nous, les marchands professionnels qui vendons à des particuliers, devons nous montrer intraitables. S’il n’y a pas une vraie provenance vérifiable, il ne faut pas y toucher. Dans un salon, lors d’un vetting (une commission d’expertise,  ndlr), le doute doit bénéficier à l’acheteur, et non pas au marchand qui vend.


Vous montrez une exposition, intitulée «Biomorphisme 1920-1950», dont l’auteur du catalogue, Guitemie Maldonado, a posé les jalons en 2006 dans Le Cercle et l’amibe : le biomorphisme dans l’art des années 1930.
Je suis tombé sur ce livre traitant de l’«art abstrait non géométrique», aux formes organiques, il y a trois ans. Aujourd’hui, nous illustrons le sujet à travers sa vision, des peintures de Miró et d’Arp aux photo-graphies de Brassaï et de Man Ray. Nous explorons aussi le passage à l’abstraction chez Lanskoy et Nicolas de Staël, inspiré de l’œuvre de Kandinsky. Leur rencontre à la galerie Jeanne Bucher est illustrée dans le tableau Communauté (1942), offert par ce dernier à la galeriste et évoquant des formes de vie biologique. Le biomorphisme, c’est le seul «isme» qui ne soit pas vertical, mais transversal. Tous les artistes des années 1920 et 1930 ont transgressé le mouvement d’où ils venaient. Des surréalistes sont devenus abstraits, des constructivistes sont devenus surréalistes ou abstraits lyriques. Curieusement, Moholy-Nagy, le père du constructivisme, a conçu un tableau en 1939 qui ressemble à une fusion nucléaire, CH7, accroché dans l’exposition.

à voir
«Biomorphisme 1920-1950»,
galerie Le Minotaure, 2, rue des Beaux-Arts,
et galerie Le Gaillard, 19, rue Mazarine, Paris VIe, tél. : 01 43 54 62 93.
Jusqu’au 29 juin 2019.

www.galerieleminotaure.net/fr
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