La mise à l’encan d’un rare tableau de Dran, chez Digard Auction le 16 mai prochain, est l’occasion de faire un point sur le marché de l’art urbain qui aligne les records autour de quelques noms tout en consolidant les valeurs sûres.
Celui que certains ont baptisé le « Banksy français » se fait de plus en plus remarquer sur le marché, depuis le record de Starry Night in the South West of France en 2021. Cette œuvre de Dran, revisitant la Nuit étoilée de Van Gogh, avait été adjugée 158 600 € sous le marteau de Digard Auction, qui crée de nouveau l’événement dans sa vente dédiée à l’art urbain du 16 mai prochain en annonçant Stradivarus (60 000/80 000 €). On reconnaît le style de l’artiste faussement naïf, véritablement grinçant et cynique, et toujours plein d’humour dans sa critique de la société — ici la déforestation et les problématiques de l’eau. De quoi espérer un nouveau record pour cette maison qui s’était déjà fait remarquer par la vente d’un camion de Banksy et Inkie devant Drouot en juin 2015, et une enchère sous son marteau de 625 399 €…
Un mouvement polymorphe
Ces chiffres ne doivent pas nous faire oublier que l’art urbain n’a pas toujours été porté aux nues et que son histoire n’est pas linéaire. Retournons aux sources d’un mouvement qui est unique par sa durée et son rayonnement international. « Si l’on considère que Gérard Zlotykamien est le premier à avoir peint dans la rue, le street art a aujourd’hui 60 ans, et s'il faut lui donner un lieu de naissance, il est français ! » s’enthousiasme Mathilde Jourdain, de la galerie Mathgoth à Paris. L’artiste né en 1940, qui refusait le marché jusqu’à il y a peu – « Je m’auto-engage, explique-t-il, je ne crée ni un dogme ni un système » –, a commencé à dessiner à la bombe dès 1963 dans les rues ses « personnages disparus» qui deviendront en 1970 « les éphémères », en hommage aux victimes de la bombe atomique à Hiroshima. Ensuite, l’histoire s’est écrite à New York avec les writers qui ont recouvert de leur « blaze » les murs, les camions et surtout les métros. Ce que le marché va rapidement reconnaître comme de l’art. En 1972, la Razor Gallery expose Phase 2, Snake, Stich 1. Keith Haring et Jean-Michel Basquiat s’emparent également des murs, mais optent pour une autre stratégie : ils visent ceux proches des galeries importantes d’East Village, qui représentent les artistes contemporains les plus reconnus. Et ça marche. En 1983, Sidney Janis, le galeriste de l’expressionnisme abstrait et du pop, organise « Post Graffiti » avec Jean-Michel Basquiat, Crane, Crash, Daze, Futura 2000, Keith Haring, Lady Pink, Rammellzee, Kenny Scharf, Toxic... Entre autres grands noms de l’histoire du graffiti américain, dont les différents courants se sont répandus comme une traînée de poudre à travers le monde, avec une grande variété de techniques et de moyens d’expression. Un mouvement qui n’a ni unité ni unique chef de file, pas plus de manifeste. Une sorte d’organisme polycéphale, qui se nourrit des spécificités culturelles des territoires abordés et mutant au fil des années. Mais une chose est avérée : « Ce marché s’est construit et a survécu uniquement par les collectionneurs privés », analyse Magda Danysz, que ce soit via les galeries, donc, mais aussi aux ventes aux enchères, à partir des années 2005-2006, et grâce au développement des réseaux sociaux, qui ont été une vitrine extraordinaire pour les artistes (MySpace est créé en 2003 et Facebook en 2004).
Un marché bien établi
Aujourd’hui, derrière l’étiquette art urbain ou street art, il est parfois difficile de faire le tri entre des artistes affichant sur la toile une « Blanche-Neige dont la pomme est transformée en grenade et des Mickeys avec le logo Banania », peste Mathilde Jourdain, et « les peintres qui ont une histoire, une renommée. Le marché est cependant en train de s’assainir, les collectionneurs recherchant ceux ayant une légitimité en tant qu’artistes urbains », poursuit-elle. C’est ainsi que les historiques sont particulièrement prisés, « souvent ceux qui ont des valeurs à défendre », complète Marielle Digard. Dans le graffiti par exemple, « Dondy, Rammellzee et Toxic bénéficient ainsi d’une cote importante, entre 80 0000 et 250 000 € », relève la commissaire-priseuse, qui nous apprend aussi que l’intérêt va au-delà des writers. « Les chefs de file se sont clairement établis depuis quelques années, et il y a une plus forte demande sur eux et sur les pièces des débuts : en Angleterre avec Stik, autour de 100 000/200 000 €, Banksy à plusieurs millions et Nick Walker, en France avec Invader, JR, JonOne, Dran ou Mye (40 000/50 000 €), aux États-Unis avec Shepard Fairey, Retna ou Swoon. En Amérique du Sud, on retient Cranio et Os Gemeos, Inti, et enfin dans les pays arabes eL Seed et Shoof. » On comprend pourquoi aujourd’hui le marché est mondial, ce que confirme Marielle Digard : « 80 % des enchérisseurs sont à l’international lors des ventes. » Cette dynamique est renforcée par le fait que certains artistes sont promus par des galeries puissantes et internationales, comme Perrotin pour JR ou Skarstedt Gallery pour Kaws. Si certains records défraient la chronique – le prix de Love is in the Bin de Banksy a été multiplié par dix-huit en seulement trois ans, passant de 1,2 à 21,8 M€ entre 2018 et 2021 –, la directrice de la galerie Mathgoth tempère : « Si on enlève Banksy et Invader, il n’y a pas vraiment d’envolées. » Ce que confirme Magda Danysz : « Le marché a certes monté mais n’a pas atteint des cotes de folie. Je ne dirais pas que 50 000/60 000 € n’est pas beaucoup d’argent, mais comparé aux prix de jeunes artistes qui n’existaient pas il y a cinq ou dix ans, dans les ventes d’art contemporain de New York, il y a une vraie différence. » Il est donc important d’appréhender à la fois le phénomène dans sa globalité et avec les cas particuliers constitués par certains artistes phares.
La frilosité des musées
Une étape essentielle pour sa reconnaissance est la prise en compte de l’art urbain par les institutions. Celui-ci souffre, selon de nombreux observateurs, de mépris et de condescendance, car il est jugé trop populaire. Cependant, les lignes bougent doucement. Ainsi, certaines expositions remportent de gros succès publics : à l’Hôtel-de-Ville, « Capitale(s) - 60 ans d’art urbain à Paris » (jusqu’au 3 juin), organisée par Nicolas Laugero-Lasserre, Magda Danysz, Elise Herszkowicz et Marko93, a déjà réuni plus de deux cent mille visiteurs. La mairie de Toulouse s’est de son côté excusée récemment que les services techniques de la ville aient effacé des fresques de C215, dans le cadre de l’exposition « Périscope » au Castelet (jusqu’au 10 septembre) – une révolution, quand on se souvient encore de la condamnation du graffeur Azyle en 2012, à huit mois de prison avec sursis et 195 000 € de dommages et intérêts. L’acquisition des musées connaît encore un plafond de verre, comme l’atteste l’étude menée par Magda Danysz avec l’université Paris I : « À peine 0,07 % des 430 000 œuvres répertoriées dans les bases publiques des musées peuvent être assimilées à de l’art urbain, sur lesquelles la moitié sont de Jacques Villeglé ou d’Ernest Pignon-Ernest ! » Ce retard sera long à combler d'autant que, comme le suppose Marielle Digard, « aujourd’hui les musées travaillent plus sur les dations, ce qui veut dire que les œuvres intégreront les collections publiques lors de prochaines successions »… L’enjeu des maisons des vente est donc de maintenir l’exigence dans la sélection pour leurs catalogues, la place des collectionneurs demeurant essentielle.