Repérée par Claude Bernard à la fin des années 1950, la sculptrice argentine est tombée dans l’oubli après sa disparition tragique en 1982. Portrait d’une femme de caractère, à l’occasion d’une exposition à la galerie Jean-Marc Lelouch, à Paris.
Elle était à l’image de ses œuvres. Solide, puissante, élégante. Invariablement vêtue de noir sur une chemise blanche, Alicia Penalba a mené sa vie et sa carrière avec détermination. Elle a côtoyé les artistes d’avant-garde et rencontré les plus grands marchands dans le Paris des années 1950-1960, mais s’est montrée imperméable à toutes les influences, n’écoutant que son instinct. « C’est une artiste qui a très vite su trouver un style qui a pu la rendre immédiatement identifiable. Elle a, je crois, sa place aux côtés de Jean Arp et de Constantin Brancusi. Si elle avait vécu plus longtemps, je pense qu’elle serait devenue une papesse de l’art », affirme le galeriste Jean-Marc Lelouch, qui présente pour la première fois en France une quarantaine de ses œuvres abstraites, des plâtres, des bronzes et des collages en couleur. Née en 1913 à San Pedro, près de Buenos Aires, Alicia Penalba a grandi entre l’Argentine, la Patagonie et le Chili, où son père construisait des voies ferrées. Elle peint dès l’âge de dix ans, s’inscrit quatre ans plus tard à des cours du soir pour apprendre le dessin et commencera véritablement sa formation en 1930, à l’école des beaux-arts de Buenos Aires. En 1948, elle obtient une bourse du gouvernement français et décide de tenter sa chance à Paris. L’année suivante, cette socialiste convaincue devient déléguée argentine pour le congrès mondial pour la Paix. Arrivée seule dans la capitale, sans un sou, Alicia Penalba va faire la connaissance de Paul Éluard, de Louis Aragon, de Pablo Picasso, ou encore d’Henri Matisse qui réalisera un portrait d’elle.
La discrète
Après un passage à l’École nationale des beaux-arts, elle poursuit son apprentissage à l’académie de la Grande Chaumière, à Montparnasse, dans l’atelier du sculpteur Ossip Zadkine. C’est encouragée par ce dernier qu’elle va prendre son envol, en s’installant en 1950 dans un petit atelier loué à Montrouge. Vétuste, tout en bois, avec un simple réchaud en guise de cuisine, le lieu est des plus modestes. Elle y travaille d’arrache-pied. « Les vitres étaient en papier huilé. À cette époque, Alicia Penalba sculptait avec n’importe quoi. Elle vivait dans la misère et faisait des pochettes de disques pour survivre, raconte aujourd’hui Jean Michalon, photographe de mode et ami de l’artiste, qui fut l’un des rares à avoir eu le privilège de pénétrer dans son atelier. Elle n’aimait pas qu’on la voie en train de travailler. C’était son jardin secret. On pouvait voir les œuvres terminées, jamais celles en cours de réalisation. D’ailleurs, elle n’en parlait pas. C’était une femme très discrète. » Du matin au soir, Alicia Penalba travaille le plâtre, pour donner naissance à des œuvres de plus en plus monumentales, notamment ces Totems qu’elle réalise à partir de 1953. Quatre ans plus tard, elle inaugure sa première exposition à Paris, organisée par le jeune poète Max Clarac-Sérou, à la galerie du Dragon. Elle est très vite remarquée par Claude Bernard, éminent marchand de la rue des Beaux-Arts, alors spécialisé en sculpture contemporaine. Séduit, le galeriste lui propose de signer un contrat. La carrière d’Alicia Penalba est lancée, elle connaît ses premiers succès grâce à de riches collectionneurs auxquels Claude Bernard conseille cette artiste prometteuse. À la fin des années 1950, la sculptrice travaille à une nouvelle « famille » d’œuvres, les Doubles. Dans une veine de plus en plus monumentale, voire architecturale, elle poursuit ses recherches sur les rythmes verticaux, les jeux sur le plein et le vide, travaillant le volume et le mouvement en des équilibres instables, qui lui sont inspirés par les formes de la nature. « Ce sont des œuvres vivantes, qui dégagent une énergie extraordinaire. Alicia Penalba était grande, costaude. Elle avait des mains carrées de sculpteur, se souvient Jean Michalon. Elle travaillait seule, sans assistant. Le sculpteur Émile Gilioli, qui était pourtant un ours misogyne, disait qu’elle valait dix hommes… » En 1958, l’artiste a les honneurs d’une exposition au Guggenheim de New York, trois de ses pièces sont présentées l’année suivante à la Documenta II de Kassel, et Claude Bernard lui consacre une monographie en 1960. Mais, avide d’indépendance, Alicia Penalba va mettre fin à leur collaboration pour mener seule sa carrière. « C’est en partie ce qui explique qu’elle a disparu des radars après sa mort, confie aujourd’hui Jean-Marc Lelouch. Aucun marchand n’a pu faire perdurer l’histoire. »
Indépendante avant tout
Après avoir occupé un second atelier à Montrouge et désormais dotée de moyens financiers nettement plus conséquents, elle déménage à Paris, dans le quartier du Marais, rue du Roi-de-Sicile, où elle achète un espace de 800 mètres carrés un atelier qui sera repris après son décès par la photographe Bettina Rheims. Elle partage alors sa vie avec Michel Chilo, un jeune journaliste d’origine basque qui travaille pour l’ORTF. L’artiste vend des œuvres à des musées, et certaines de ses sculptures rejoignent de prestigieuses institutions privées, comme la fondation Pierre-Gianadda, à Martigny, ou la fondation Beyeler, à Bâle. En 1961, Alicia Penalba obtient le prix international de sculpture de la Ve biennale de São Paulo, au Brésil. Deux ans plus tard, elle produit pas moins de douze sculptures monumentales en béton pour la Neue Hochschule für Wirtschafts und Sozialwissenschaften de Saint-Gall, en Suisse. Ses expositions se multiplient, à New York, Washington, Rio, Caracas, Zurich, Otterlo, Rome, Bruxelles ou Paris. Dans les années 1970, l’artiste investit le champ des arts décoratifs. En parallèle à son travail de sculptrice, elle produit un ensemble de bijoux (bagues, broches, colliers en argent ou en platine), imagine des tapis, des tapisseries en relief ainsi qu’un ensemble de vases, de coupes et d’assiettes, réalisé avec la manufacture de Sèvres. Un tragique accident met fin à cette belle histoire en 1982. Alors qu’ils se rendent aux funérailles du père de Michel Chilo dans le sud-ouest de la France, la voiture d’Alicia et de son ami est percutée par un train. Le couple est tué sur le coup. L’artiste ne laisse aucun héritier, et le testament qu’elle avait rédigé en faveur de son compagnon est sans valeur juridique. Un avocat international prend l’affaire en main : il retrouve en Argentine son premier mari. « Comme elle avait pris les torts à sa charge lors du divorce, ses biens sont revenus à son ex-époux. L’avocat a proposé à ce dernier une sorte de viager, avec une rente, explique Jean-Marc Lelouch. À la mort du mari, l’avocat a hérité de tout, œuvres et patrimoine immobilier. Celui-ci est à son tour décédé en 2018 sans héritier. Ce qui pose un certain nombre de questions, notamment celle de la possibilité ou non de faire des éditions d’œuvres de l’artiste. » Depuis 1982, Alicia Penalba est tombée dans l’oubli. À l’exception d’une exposition en 2016 au musée d’Art latino-américain de Buenos Aires, aucune manifestation d’envergure ne lui a rendu hommage, tandis que très peu de ses œuvres circulent sur le marché. « Aujourd’hui, seuls des connaisseurs avertis, passionnés de sculpture des années 1950, s’intéressent à elle. J’espère pouvoir faire découvrir son œuvre à un public plus large », conclut Jean-Marc Lelouch, qui travaille sur cette exposition depuis dix ans et se félicite d’avoir pu, très récemment, acquérir la toute dernière œuvre d’Alicia Penalba disponible à la galerie Claude Bernard. La boucle est bouclée.