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Droit des artistes : la justice cherche la suite dans les idées

Publié le , par Vincent Noce

Les modalités de perception du droit de suite viennent de faire l’objet d’une double décision, en appel, favorable aux antiquaires et galeristes. Leur contentieux avec Christie’s revient en Cour de cassation.

Illustration de Nicolas Vial pour l’article consacré au droit de suite par l’Institut... Droit des artistes : la justice cherche la suite dans les idées
Illustration de Nicolas Vial pour l’article consacré au droit de suite par l’Institut Art et Droit, paru dans la Gazette n° 1, du 6 janvier 2017, page 26.
Nicolas Vial

Voltaire concédait combien le doute pouvait être désagréable, mais trouvait la certitude franchement ridicule. Les magistrats ont dû méditer ces paroles, tant ils ont passé du temps sur une affaire qui dure désormais depuis huit ans en France : la perception du «droit de suite» redevable aux artistes. Le dernier rebondissement date du 24 mars dernier, quand la cour d’appel de Versailles, faisant droit à deux demandes du Syndicat national des antiquaires (SNA) et du Comité professionnel des galeries d’art, a jugé que ce prélèvement devait bien être mis à la charge exclusive du vendeur. Christie’s a immédiatement indiqué son intention de lancer un pourvoi en cassation. Pour les profanes, l’affaire prend une tournure affreusement technique. Le droit de suite prévoit qu’un pourcentage marginal de la revente d’une œuvre d’art opérée par un professionnel doit être reversé au créateur ou à ses héritiers jusqu’à soixante-dix ans après sa disparition. Il a pris naissance en France en 1920, quand les prix des tableaux de Millet, Corot ou Renoir explosaient à Drouot. «Si vous vendez une œuvre en vente publique», vous trouverez normal de remettre ses honoraires au commissaire-priseur et les taxes à l’État ; dorénavant, «vous verserez également un modeste salaire à celui qui a créé la richesse qui est entre vos mains», s’était exclamé Léon Bérard en présentant la proposition au nom de la commission des lois. L’article L122-8 du code de la propriété intellectuelle stipule que «le droit de suite est à la charge du vendeur», le professionnel se chargeant de l’opération. Le contentieux remonte à la vente historique, par Christie’s, de la collection Yves Saint Laurent-Pierre Bergé, qui a engrangé 375 M€ au Grand Palais en 2009. La multinationale avait alors fait supporter le paiement du droit de suite aux acheteurs. La société faisait valoir que cet «arrangement contractuel» contribuerait à relancer le marché en France en attirant davantage de collectionneurs désireux de vendre leurs biens. Antiquaires et galeristes, qui figurent parmi les premiers acheteurs dans les ventes, ont rapidement réagi. Diverses procédures se sont enchevêtrées donnant lieu à une cascade de décisions. Mais sur le fond, en 2012, ils ont obtenu satisfaction devant la cour d’appel de Paris, qui a prononcé la nullité de la clause introduite par Christie’s. La maison de ventes a alors introduit un pourvoi en cassation, estimant que cette décision contredisait la réglementation européenne. Elle se fondait sur l’article 25 de la directive 2001/84/CE, ainsi rédigé : «La personne redevable du droit est en principe le vendeur. Les États membres devraient avoir la possibilité de prévoir des dérogations à ce principe pour ce qui est de la responsabilité du paiement.»

Remettre les compteurs à zéro
Consultée en 2015, la Cour de justice européenne, à Luxembourg, a considéré que l’Union ne s’oppose pas à un transfert du paiement «avec tout autre personne, y compris l’acheteur», pour autant que cet arrangement n’affecte pas le versement destiné aux artistes. Ainsi, au Royaume-Uni, chaque opérateur est libre de son choix, le règlement du droit de suite étant reporté par les maisons de ventes sur les acquéreurs  qui n’ont d’autre choix que de s’exécuter. Le 3 juin 2015, la Cour de cassation s’est contentée de reprendre mot pour mot cette opinion de la cour européenne pour remettre les compteurs à zéro et renvoyer l’affaire devant la cour d’appel de Versailles. Celle-ci a donné raison au SNA ainsi qu’au comité des galeries d’art le même jour en estimant que, si l’Europe laissait effectivement les États membres libres d’accorder des dérogations, la France en avait décidé tout autrement : «Le législateur a clairement mis le droit de suite à la charge du vendeur, alors qu’il n’y était nullement contraint par la directive», dans le but d’«assainir les règles de la concurrence sur le marché national». Il ne s’agissait donc pas d’ériger une simple méthode de paiement, mais de répondre à un motif supérieur «d’ordre public de direction» en mettant tous les acteurs sur le même niveau. À défaut, les organisateurs de ventes aux enchères pourraient obliger les acheteurs d’assumer ce paiement, les galeristes se trouvant ainsi défavorisés. Un des éléments du contexte est la mauvaise gestion gouvernementale de ce dossier, cause d’amertume chez les galeristes et antiquaires. Jusqu’en 2007, le décret correspondant n’ayant jamais été publié, les transactions passant par eux échappaient au droit de suite. Mais ils apportaient une contribution à la maison des artistes, qui s’occupent de leurs assurances sociales. La profession avait réclamé d’éviter ce doublon qui lui était imposé, sans être sérieusement entendue par les pouvoirs publics.

"Le droit de suite n’a pas empêché la place de Londres de doubler depuis 2009 la valeur de ses ventes d’œuvres postérieures à 1945"

Nouvelle délibération promise
Dans le Journal des arts, l’avocat Alexis Fournol avoue avoir été surpris par un arrêt de la cour d’appel de Versailles qu’il trouve «inattendu», en estimant qu’il contredit l’opinion de la juridiction européenne. En réalité, celle-ci ne s’est pas prononcée sur la position spécifique adoptée par la France. Même s’il faut attendre la nouvelle délibération promise en cassation, l’arrêt prononcé à Versailles semble fortement motivé. La cour rappelle que la possibilité de dérogations avait été délibérément exclue lors des débats législatifs. Le rapport de la commission des affaires culturelles du Sénat spécifiait ainsi que ce royaltie serait «mis à la seule charge du vendeur». Qui plus est, un amendement du sénateur Yann Gaillard, prévoyant des dérogations à cette règle, avait été rejeté par la commission mixte parlementaire. En 2016, quinze sénateurs étaient revenus à la charge, en prévoyant que ce règlement pouvait être mis «par convention à la charge de l’acheteur», parmi d’autres articles d’une proposition de loi visant à «renforcer l’attractivité du marché de l’art», mais cet essai était resté sans lendemain. Dorénavant, les acheteurs sont en droit de demander un remboursement aux opérateurs qui ont choisi de leur faire payer le droit de suite. Dès 2009, Christie’s avait eu la prudence de renoncer à cette clause en attendant la fin des procédures. Mais d’autres commissaires-priseurs l’ont adoptée à leur tour, depuis l’avis formulé il y a deux ans par la cour de Luxembourg. Le Conseil des ventes, autorité régulatrice du marché, avait ainsi jugé dans une note sur son site que «les opérateurs de ventes» pouvaient décider «de faire peser la charge du droit de suite sur l’acheteur».

La portée négative limitée
Une des difficultés majeures est l’absence de ce droit à New York (malgré les protestations de certains artistes qui tentent de le faire appliquer), Hongkong ou Pékin, qui concentrent l’essentiel du marché de l’art moderne et contemporain. Mais son amélioration depuis 2007, avec l’imposition d’une échelle régressive et surtout le plafonnement du prélèvement à 12 500 €, en a limité la portée négative dans la concurrence internationale. Il n’a ainsi pas empêché la place de Londres de doubler depuis 2009 la valeur de ses ventes d’œuvres postérieures à 1945. L’inquiétude pourrait renaître avec le Brexit, les compagnies de ventes et associations de marchands britanniques se préparant déjà à contester les droits et taxes imposés au marché de l’art européen. Mais, outre l’opposition prévisible des artistes, cette volonté de démantèlement se heurte pour le moment à la résistance de l’administration. Reste à savoir si la France et l’Union sauront trouver les parades à de nouvelles distorsions, si celles-ci se faisaient jour dans la concurrence des deux côtés de la Manche.

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