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Splendeur indo-moghole

Publié le , par Dimitri Joannides
Vente le 02 décembre 2019 - 13:30 (CET) - Salle 5 - Hôtel Drouot - 75009

Inédit sur le marché, ce chef-d’œuvre de la peinture moghole provient probablement d’un prestigieux album de chroniques impériales. Entre magie perse et rêverie indienne…

Inde, art moghol, 1630-31, illustration de la vie de Shâh Jahân, entrant dans son... Splendeur indo-moghole
Inde, art moghol, 1630-31, illustration de la vie de Shâh Jahân, entrant dans son palais de Burhanpur probablement destinée au Windsor Padshahnamah, gouache et encre signée Abid et située à Burhanpur (47,5 32,3 cm).
Estimation : 40 000/60 000 €

Au tournant des années 1630, l’Empire moghol vit un véritable âge d’or sous le règne de Shâh Jahân (1592-1666), cinquième souverain de cette dynastie musulmane, qui a permis l’entrée par la grande porte de la littérature et de la culture persanes au cœur du sous-continent indien. La rare peinture découverte par Anne-Sophie Joncoux-Pilorget, responsable du département des arts d’Orient depuis 2016 chez Millon OVV, est un témoignage précieux et émouvant d’une probable commande destinée à orner l’ouvrage aujourd’hui appelé Windsor Padshahnamah, recueil des chroniques officielles dont il existe plusieurs versions, aujourd’hui conservées dans les plus grands musées du monde. Entre 1630 et 1632, Shâh Jahân fait de Burhanpur la capitale de son vaste empire et c’est son entrée dans la cité  et celle de sa suite  que l’envers de cette feuille immortalise. L’illustre cortège du souverain, entouré de son père, son beau-père, ses trois fils aînés et son premier ministre, s’apprête à en franchir les portes. À l’arrière-plan, un long mur traité à l’or rappelle que sous son règne, l’architecture moghole, spectaculaire et riche en incrustations de pierres dures, vit ses heures les plus glorieuses. L’édifice le plus connu érigé à cette époque n’est autre que le célébrissime Taj Mahal, voulu par Shâh Jahân pour servir de tombeau à son épouse morte alors qu’elle donnait naissance à son quatorzième enfant. Triste clin d’œil du destin, lorsqu’il tombe malade en 1658, il assiste impuissant à la révolte successorale qui déchire son pays et aboutit à la prise du pouvoir par son troisième fils Awrangzeb. L’empereur déchu est alors enfermé dans le fort rouge d’Agra. Il y mourra en 1666 avant de rejoindre sa défunte femme dans le Taj Mahal. Son règne avait pourtant bien commencé. Monté sur le trône en 1628, il obtient alors de grands succès militaires et conquiert d’immenses territoires, dans la droite ligne de ses prédécesseurs. Cette extension colossale le pousse même à s’attribuer lui-même le titre de Sahib-e Qiran-i thani, qualificatif prestigieux qui figure sur le parasol de notre peinture et qui renvoie à l’épopée d’Alexandre le Grand. Pour Anne-Sophie Joncoux-Pilorget, «nous sommes en présence d’une pièce qui illustre parfaitement les échanges entre l’Inde et l’Iran dans l’art du livre du deuxième quart du XVIIe siècle. Et à ma connaissance, il n’en est jamais passé aux enchères de cette qualité».
L’œuvre d’un virtuose
On doit cette feuille peinte à la gouache rehaussée d’or et d’encre, comportant un quatrain du calligraphe persan Emad al-Hassani (1553/54-1615) à l’avers, à Abid, artiste dont on situe l’activité entre 1604 et 1645. Fils du peintre persan Aqa Riza, qui avait rejoint la cour moghole en 1589, Abid est considéré comme le plus grand peintre de la cour de Shâh Jahân, dont il rejoint l’atelier impérial vers 1615. Si ses talents de portraitiste sont bien connus de la cour, Abid excelle surtout dans l’art de représenter processions et batailles. Quant à l’ornementation raffinée du tapis de selle de l’éléphant sur lequel l’empereur est juché, elle ne peut que témoigner de la stupéfiante maîtrise par le jeune peintre de l’art de la miniature persane, qu’il a très certainement perfectionné auprès de son père. Pour Francis Richard, ancien conservateur des manuscrits orientaux à la Bibliothèque nationale de France, et directeur du nouveau département des arts de l’Islam du Louvre, «il s’agit d’une page digne d’un musée, d’autant qu’elle est très bien conservée». Si les autres pages de l’album dit «de Saint-Pétersbourg», visible à la Freer Gallery de Washington et dont cette feuille pourrait être extraite, présentent par endroit des variations de motifs légères, la scène représentée ici appartient sans nul doute au corpus stylistique des chroniques royales du Windsor Padshahnamah. C’est en tout cas la thèse que défendent les experts Isabelle Imbert, Armen Tokatlian et Marie-Christine David, spécialement consultés par la maison Millon pour cette vente.
Une provenance exceptionnelle
Autre intérêt de cette feuille, le fait qu’elle soit restée propriété de la même famille française, depuis le XIXe siècle, est un argument de poids pour tout amateur friand de pedigree prestigieux. Lorsque Antoine Kitabgi, un Arménien de Constantinople, s’installe à Téhéran en 1879 pour prendre la tête des douanes de l’Empire perse, il fait des merveilles ! Ayant permis aux revenus des douanes de progresser de 75 %, Kitabgi est décoré par le shah et croule sous les honneurs. Après sa mort en 1902, les liens de la famille Kitabgi avec l’Iran perdurent via ses trois fils puis ses descendants, qui décident aujourd’hui de tourner une page de leur histoire familiale. Quelques heures à peine après la parution du catalogue de la vente, mi-novembre, Anne-Sophie Joncoux-Pilorget a reçu de nombreux appels d’institutions américaines et européennes qui, espérons-le, se positionneront le jour de la vente. En revanche, la conversion de l’Iran au chiisme au XVIe siècle expliquera la frilosité certaine des amateurs du Golfe, de tradition sunnite et wahhabite, pour ce type de pièces. Comme le rappelle fort justement Anne-Sophie Joncoux-Pilorget : «Ce n’est pas un objet du monde arabe. Bien au contraire c’est typiquement le type de trésor qui nous permet de distinguer les arts d’Orient, auquel on assimile les calligraphies et peintures indo-persanes, des arts islamiques au sens large.»

 

Sur l’avers, le quatrain réalisé par Emad al-Hassani, le plus célèbre calligraphe persan du XVIe-XVIIe siècle.
Sur l’avers, le quatrain réalisé par Emad al-Hassani, le plus célèbre calligraphe persan du XVIe-XVIIe siècle.
lundi 02 décembre 2019 - 13:30 (CET) -
Salle 5 - Hôtel Drouot - 75009 Paris
Millon