Dès la fin des années 1950, des drugstores inspirés des États-Unis s’ouvrent à Paris. C’est un artiste d’origine russe, Slavik, qui les décore tous, plus quelque deux cents bars et restaurants. Une monographie sort de l’oubli ce personnage séduisant.
Jolie surprise. Une main à six doigts en bronze patiné, estimée 1 000 à 2 000 €, en obtint 24 000 à Drouot en décembre dernier, lors de la vente des collections Anne-Aymone et Valéry Giscard d’Estaing. Le modèle avait servi au décor du drugstore Publicis de Saint-Germain-des-Prés, inauguré en fanfare en 1965. L’acquéreur avait-il la nostalgie de ce lieu disparu ? Le nom de Giscard d’Estaing explique-t-il ce prix inattendu ? La parution récente d’un beau livre sur l’auteur de la sculpture n’y est certes pas étrangère. Wiatscheslav Vassilieff, connu sous le nom – plus facile – de Slavik, était une star. Durant les Trente Glorieuses, il n’aménagea pas moins de quatre cents restaurants, boîtes de nuit ou boutiques… avant de rejoindre l’oubli. À sa disparition, en 2014 à l’âge de 94 ans, sa famille a souhaité lui rendre hommage. Et aussitôt, sa dernière compagne, Géraldine Cerf de Dudzeele, de s’atteler avec dévotion à la recherche de documentation. Il lui faudra sept années pour trier des archives en vrac, étudier des coupures de presse, recueillir des témoignages, retracer la chronologie d’un demi-siècle de réalisations. Grâce à quoi, l’ouvrage collectif, dont Peter Knapp – ami de Slavik – signe la direction artistique, fourmille de souvenirs, d’anecdotes, de citations imagées du créateur. Celui-ci apparaît au fil des pages : personnage rayonnant, l’œil clair qui pétille, un collier de barbe à la russe, élégant même en saharienne, des bagues en forme de serpent, une cigarette de couleur au bec. Slavik est né en 1920 en Estonie, où sa mère, Russe, a fui les bolchéviques. Il a deux ans lorsque ses parents divorcent et que son père, ancien officier du tsar, disparaît corps et âme. Après Tallinn, Riga, Berlin, le gamin arrive à Paris en compagnie de sa mère et de sa grand-mère, ne parlant pas un mot de français.
Paris nous appartient
Slavik a une inclination pour la peinture. Il entre à l’École nationale supérieure des arts décoratifs, avant de passer le concours de l’Idhec, dans la section décorateur. Le jeune homme collabore avec le prestigieux affichiste Cassandre, crée des costumes et décors pour les ballets de Serge Lifar, compose des cartons de tapisserie enchanteurs, dont certains sont tissés aux Gobelins pour le Mobilier national. Dans un style quelque peu surréaliste, il peint des meubles et paravents à la demande de son professeur, l’ensemblier Jacques Adnet. Lequel a un frère jumeau, Jean, directeur artistique des Galeries Lafayette. En 1943, ce dernier confie à Slavik les étalages et devantures du grand magasin, boulevard Haussmann. Il y travaillera onze ans. «Les vitrines sont des Guignols», affirmait l’artiste. Les siennes sont féeriques, animées de miroirs, de musique, et attirent les foules. Leur auteur glane ses idées dans la rue. Il ne cesse d’arpenter le macadam. «Mon père nous promenait à travers la capitale, se souvient Barbara Vassiliev-Maynial. Il poussait les portes cochères pour nous révéler des merveilles invisibles de l’extérieur. À six heures du matin, à bord de sa décapotable, nous découvrions un Paris vide.» «La ville rien que pour nous, c’est ça le luxe !», s’enthousiasmait ce curieux. En 1953, pour l’exposition «La fleur de la production italienne» des Galeries Lafayette, le décorateur invite en vitrine des mamma, des vraies, en train de fabriquer la pasta : les passants en restent bouche bée. Son inventivité retient l’attention de Marcel Bleustein-Blanchet, fondateur de Publicis, qui l’engage comme chef d’un nouveau service dédié à l’«esthétique industrielle». Slavik planche aussi bien sur des présentoirs pour les bas Le Bourget que sur la forme des pick-up de Pathé Marconi. Revenant des États-Unis, Bleustein-Blanchet décide de créer un drugstore à sa sauce, au rez-de-chaussée de l’ancien hôtel Astoria, qu’il vient d’acquérir au plus haut des Champs-Élysées. Malin et audacieux, il donne carte blanche à Slavik. Celui-ci dessine tout, du mobilier aux cendriers. Inauguration en avril 1958. Les Parisiens sont bluffés par cette enseigne ouverte sept jours sur sept et jusqu’à deux heures du matin ! Et si le plastique est à la mode, le décorateur préconise des matières élégantes : cuir capitonné, cèdre teinté, laiton. Le lieu devient le QG des minets, mieux, des blousons dorés. Il est surnommé le «Dragstore». On y vend de tout : des cigarettes, des médicaments, des parfums, des vêtements, des gadgets. La société de consommation explosant, la babiole est reine. Quant à la librairie, elle est tenue par une romancière débutante : Régine Deforges, qui, mine de rien, met en avant des livres érotiques.
Grandiose et fou
Sur la plus belle avenue du monde, Slavik réalise un deuxième coup d’éclat : le Pub Renault, ambiance Belle Époque, avec de vieilles voitures pour décor, des phares automobiles en guise de suspension et des Klaxon pour appeler les serveuses. Les consommateurs sont transportés. Dans la foulée s’ouvre le Sir Winston Churchill, pub évidemment inspiré des Anglais, dont les alcôves en sous-sol se prêtent aux chuchotis, aux effleurements brefs, aux rendez-vous galants. Il est suivi de la London Tavern, rive gauche, pour intellos un peu gandins. Dès lors, les projets s’enchaînent. Les drugstores de Slavik font des petits hors de Paris, à La Défense, dans les centres commerciaux de Parly 2, de Vélizy 2, et jusqu’à Bruxelles ou Madrid. Notre créateur d’ambiances intervient dans des bistrots, des brasseries, pour des tables étoilées : le Dôme, Drouant, le Carré des Feuillants, Chez Francis, le Jules Verne au deuxième étage de la tour Eiffel… Slavik ne touche plus terre. Sa renommée a traversé l’Atlantique. Incroyable, il est même invité à New York pour concevoir un «drugstore à la française». Dans la Grosse Pomme, il crée aussi un Autopub pour l’immeuble de General Motors : là, il suspend carrément des voitures de course au plafond. Pourquoi pas ? Soyons fantaisiste ! Pour animer un restaurant italien à Paris, Forza i Matti, il n’hésite pas à faire venir une gondole de Venise. Et charge son fils Nicolas, musicien, de composer une bande-son évoquant les cloches de Saint-Marc et le roucoulement des pigeons… «Dépayser un peu mais ne surtout pas déranger» : le bien-être du client avant tout, la recette en dépend ! Aux Champs-Élysées, l’Assiette au Bœuf, qu’il invente avec Michel Oliver, reste légendaire. L’intérieur est somptueux, avec des palmiers en métal de cinq mètres de haut, des ventilateurs coloniaux… «C’est grandiose et fou», selon le Gault et Millau. «Un décor Napoléon III retour du Mexique», résume Slavik. «La formule, surtout, est une révolution, souligne Philippe Maynial, son gendre. On sert de midi à une heure du matin. Sept rotations par jour. Le tiroir-caisse fait gling-gling. C’est beau, c’est bon et pas cher. La carte est limitée – trois entrées, trois plats et des desserts – mais les produits sont d’une qualité irréprochable. La viande est fournie par le boucher qui approvisionne l’Élysée.» Rien que cela. L’enseigne va devenir une chaîne. Fini les cuisines en sous-sol, le décorateur les monte au niveau du restaurant : le chef œuvre en public. N’est-ce pas le dernier chic aujourd’hui ? «Ainsi, on gagne du temps, précise Philippe Maynial. Slavik a le don d’organiser les espaces de manière à faciliter le service, le rendre efficace». Celui-ci a eu maintes occasions d’étudier l’organisation d’une salle, car l’homme est gourmand. «Il déjeunait chaque jour au restaurant, rappelle sa compagne : une récréation, une fête quotidiennement renouvelée, sa revanche sur les privations et la solitude de son enfance ». Le designer montre du talent dans un autre domaine, celui de l’éclairage. Dans les lieux qu’il agence, la lumière est en effet toujours belle. Elle se doit de mettre les femmes en valeur, et les femmes, notre Slave les aime ! Outre deux mariages, un long concubinage, on ne compte plus les conquêtes de ce séducteur…Slavik savait vivre.