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Victor-Emmanuel III, le roi numismate

Publié le , par Olivier Tosseri

Le dernier monarque italien fut l’un des plus grands amateurs de monnaies de son pays. Et son catalogue raisonné fait aujourd’hui autorité pour tous les spécialistes.

Lucchese d’or, frappé dans la République de Lucques à partir de la seconde moitié... Victor-Emmanuel III, le roi numismate
Lucchese d’or, frappé dans la République de Lucques à partir de la seconde moitié du XIIIe siècle.
Courtesy Medagliere del Museo Nazionale Romano

Certains souverains ont été dévorés par la passion du jeu, des femmes ou de la chasse. Victor-Emmanuel III d’Italie (1869-1947) brûlait d’une ardente passion pour sa collection de médailles et de monnaies, l’une des plus vastes au monde : un médaillier de plus de cent mille pièces conservé aujourd’hui au Palazzo Massimo, en plein cœur de Rome. Si ses sujets l’affublèrent du surnom de «Sciaboletta» («petit sabre») en raison de son mètre cinquante-trois, ils auraient mieux été inspirés de lui attribuer celui de «Roi numismate». Il fut en effet l’un des plus grands qui soient, autant pour la richesse de son ensemble que pour en avoir initié le catalogue descriptif et raisonné. Unique en son genre, celui-ci fait figure aujourd’hui de véritable bible des monnaies et médailles italiennes frappées depuis la chute de l’Empire romain. Sous certains aspects, celui qui monte sur le trône d’Italie en 1900 ne déroge pas à la tradition princière qui veut que les souverains de toutes les cours d’Europe disposent d’un médaillier personnel : un livre d’images idéal, à la disposition des gouverneurs de leurs enfants pour former leur goût artistique, leur enseigner l’histoire de leur dynastie ou leur présenter les portraits d’illustres modèles.
En Italie, les papes à Rome, les Médicis à Florence ou encore le roi Alphonse d’Aragon 
(1443-1458) à Naples furent d’impénitents collectionneurs. La maison de Savoie, à laquelle appartenait Victor-Emmanuel III, avait depuis longtemps nourri un l’intérêt à l’endroit des monnaies. Aussi avait-elle fondé un cabinet des médailles, qui prit une importance particulière en 1843, quand Charles-Albert de Sardaigne (1800-1849) acquit la quasi-totalité de la collection Arigoni, riche de plus de vingt mille pièces. Ce fonds royal n'allait cesser de faire l’objet de la plus grande sollicitude de ses successeurs, et de l’un en particulier : l’unique fils d’Humbert Ier et de la reine Marguerite.

 

Atelier de Stefano Johnson à Milan, d’après un modèle d’Egidio Boninsegna (1869-1958), épreuve pour une pièce de 100 lires en or, 1908. Co
Atelier de Stefano Johnson à Milan, d’après un modèle d’Egidio Boninsegna (1869-1958), épreuve pour une pièce de 100 lires en or, 1908.
Courtesy Medagliere del Museo Nazionale Romano
Écu en argent frappé dans les années 1535-1556 à l’effigie de Charles V de Habsbourg, empereur et duc de Milan. Courtesy Medagliere del Mu
Écu en argent frappé dans les années 1535-1556 à l’effigie de Charles V de Habsbourg, empereur et duc de Milan.
Courtesy Medagliere del Museo Nazionale Romano


Une passion dévorante
Sa gouvernante ne soupçonnait pas qu’en offrant à l’enfant de 8 ans une pièce, frappée à l’effigie de Pie IX, elle ferait naître l’un des plus grands numismates de son temps. Celui qui n’est alors qu’un prince féru d'histoire trouve le plus formidable moyen d’approfondir celle de son royaume. Il se concentrera ainsi sur les spécimens médiévaux et de l’époque moderne frappés dans tous les ateliers de la péninsule ou à l’étranger par des Italiens. Sa passion dévorante occupe tous ses loisirs. Il visite incognito le Cabinet des médailles de Paris, écume les ventes publiques et s’attache les services d’une dizaine de secrétaires numismates. Il réalise parfois seul ses achats et reste à l’affût des bonnes affaires, comme la vente de l’importante collection du sénateur Filippo Marignoli en 1901, avec ses 33 000 pièces. Cet obstiné cherche à combler la moindre lacune de ses séries, conservées précieusement dans vingt-huit armoires en fer, qu’il fait construire en 1936 spécialement pour cet usage. Président d’honneur de la Società numismatica italiana, membre d’honneur de la Société française de numismatique : la réputation dont il jouit repose sur une parfaite maîtrise de l’art monétaire. «Victor-Emmanuel III ne nourrissait pas qu’un goût pour le passé, explique Gabriella Angeli Bufalini Petrocchi, qui a désormais la charge de sa collection au Palazzo Massimo. Il considérait la monnaie comme un objet d’art, pas simplement comme un outil économique. En 1905, il lance un concours pour que les meilleurs graveurs de l’époque puissent enrichir l’iconographie des pièces, avec des influences contemporaines de style Liberty, pour une personnification de l’Italie. Son attachement à leur esthétique est inédit.» À la veille du second conflit mondial, le médaillier en abrite 106 788, et le monarque lui dédie personnellement deux heures chaque jour. «Si seulement il avait consacré autant de temps aux affaires du pays, nous n’en serions pas là», déplore-t-on alors que l’Italie fasciste affronte le désastre d’une guerre dans laquelle elle s’est engagée auprès de l’Allemagne. La défaite approchant, le souverain décide de mettre à l’abri son bien le plus précieux. Sa collection est emballée dans vingt-trois caisses identiques, qui sont envoyées dans la résidence royale de Pollenzo, au Piémont. Saisies par les nazis, elles se retrouvent à Munich, avant que Mussolini ne demande leur restitution à Hitler en janvier 1944. En juin de l’année suivante, leur périple s’achève au palais du Quirinal, à Rome. Le 9 mai 1946, alors que Victor-Emmanuel III prend la route de l’exil, il trouve le temps d’écrire un billet au président du Conseil, Alcide De Gasperi, par lequel il lègue au peuple italien «le fruit de [s]a plus grande passion», sa collection de monnaies.

 

Ducatone frappé en 1627 par l’atelier du duc de Mantoue Vincenzo II Gonzague, avec un lévrier de la race Leporarius magnus, élevé par sa f
Ducatone frappé en 1627 par l’atelier du duc de Mantoue Vincenzo II Gonzague, avec un lévrier de la race Leporarius magnus, élevé par sa famille.
Courtesy Medagliere del Museo Nazionale Romano
Piastre en argent montrant une vue du port de Civitavecchia, frappée à Rome dans l’atelier du pape Clément X en 1672. Courtesy Medagliere
Piastre en argent montrant une vue du port de Civitavecchia, frappée à Rome dans l’atelier du pape Clément X en 1672.
Courtesy Medagliere del Museo Nazionale Romano


Une démarche scientifique
«Son intérêt historique n’a pas d’égal, car c’est la plus complète concernant toutes les monnaies battues par les ateliers italiens pendant quinze siècles, insiste Gabriella Angeli Bufalini Petrocchi. Ce médaillier est une véritable carte géographique et la frise chronologique d’une péninsule qui était une mosaïque de républiques, royaumes, principautés… Cela exigeait de la part du roi une connaissance approfondie de l’histoire de chaque ville et de chaque famille régnante, mais aussi un contact direct avec les principales collections publiques et privées tant italiennes qu’étrangères, qu’il avait examinées et dont il s’était procuré les fiches descriptives. Son classement constitue son autre immense valeur.» En 1896, Victor-Emmanuel décide d’organiser personnellement sa collection, écrivant lui-même aussi bien la provenance de la pièce, son poids, que le prix auquel il l’a achetée, n’hésitant pas à faire des commentaires sur des vendeurs peu scrupuleux. Un minutieux travail d’amateur éclairé qu’il veut couronner d’une magistrale œuvre savante. Ce sera le Corpus nummorum italicorum, le tout premier essai de catalogue général, descriptif et raisonné sur les monnaies frappées en Italie, ou par des Italiens hors de ses frontières, depuis la chute de Rome : un ouvrage dont l’équivalent n’existe pour nul autre pays lorsqu’il en lance la rédaction en vue de la publication du premier volume, en 1910, consacré à la numismatique de la maison de Savoie du XIe au début du XXe siècle. Une vingtaine de tomes suivront, pour un total de plus de 11 000 pages. Les épreuves étaient envoyées à tous les cabinets des médailles importants afin qu’on pût y introduire les corrections et les additions requises. Ce catalogue fait désormais autorité et est indispensable à la connaissance de la numismatique et de l’histoire générale de l’Italie. Les monnaies y sont classées par région, en commençant par le nord de la Botte. Chaque partie correspondante est ensuite divisée selon les ateliers de frappe, dans un ordre alphabétique qui suit celui de la ville où ils se trouvent, lesdits ateliers suivant la chronologie des différents pouvoirs successifs battant monnaie. «Nous procédons actuellement à une réédition intégrale du Corpus nummorum italicorum, ajoute Gabriella Angeli Bufalini Petrocchi. Cela permet d’effectuer de nouvelles découvertes et datations, ou de revoir également des attributions. Nous publions tous les ans un bulletin, qui est en libre accès sur Internet : celui de janvier est consacré aux monnaies byzantines en Italie. Quant aux salles d’exposition du médaillier de Victor-Emmanuel III, elles seront rouvertes au public cette année, après des travaux de réaménagement.»
 

Augustale en or frappée à Brindisi entre 1231 et 1250 sous le règne de Frédéric II de Hohenstaufen, à l’effigie de l’empereur sur l’avers
Augustale en or frappée à Brindisi entre 1231 et 1250 sous le règne de Frédéric II de Hohenstaufen, à l’effigie de l’empereur sur l’avers et de l’aigle impériale au revers.
Courtesy Medagliere del Museo Nazionale Romano
 


à voir
Musée national romain,
Palazzo Massimo, 2, largo di Villa Peretti, Rome, tél. : +39 06 68 4851

https://museonazionaleromano.beniculturali.it/palazzo-massimo/
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