Peu d’artistes sont identifiables par une couleur. On connaît évidemment le bleu Klein, mais presque un siècle plus tôt, un autre créateur français donnait son nom à une teinte turquoise : Théodore Deck. Retour sur le marché d’un artiste foisonnant.
Alors que le musée Roybet-Fould de Courbevoie consacre pour la première fois une rétrospective à l’artiste depuis 1980 date à laquelle le musée Cantini de Marseille lui dédiait sa seule exposition depuis sa mort , retraçons, sous l’angle du marché, le parcours d’une des stars de la céramique. Alors qu’il n’a que 17 ans et qu’il suit ses études, le jeune Théodore Deck se voit imposer un retour dans sa province natale de Guebwiller pour reprendre, avec son frère aîné, les rênes de l’entreprise familiale de teinturerie suite au décès de son père. Cette expérience s’avère un échec cuisant. Dès l’année suivante, il s’installe à Strasbourg. Cette première épreuve lui sera néanmoins précieuse plus tard, quand il fondera sa propre société… Libéré de ses engagements, il entre comme apprenti aux ateliers du compagnon Hügelin. En deux ans, il se forme à toutes les techniques historiques, tout en commençant à développer ses propres sujets et ses embryons de technologies. Nous sommes en 1843. Théodore Deck a 20 ans. Pour finaliser sa formation, il traverse le Rhin et découvre la production allemande, autrichienne, puis hongroise et polonaise. La grande qualité de ses ouvrages suscite l’admiration et d’importantes commandes qui lui permettront de pousser chaque fois plus loin ses voyages et ses recherches. D’aventure en aventure, il s’installe en fin d’année 1851 à Paris et devient contremaître de la maison Dumas. Cet atelier lui vaudra sa première médaille, à 32 ans, lors de l’Exposition universelle de 1855.
Deck businessman
Fort de ce surcroît d’assurance, il s’installe à son compte l’année suivante et sera rejoint à son retour du service militaire par son frère Xavier ainsi que son neveu Richard. À trois, ils fondent les Faïences d’art Th. Deck. En 1869, leur sœur rallie l’entreprise lorsqu’ils ouvrent une boutique dans le IXe arrondissement à 500 mètres de l’hôtel Drouot. L’équipe familiale remporte de nombreux prix, notamment grâce à ses innovations techniques. Après avoir obtenu en 1861, la médaille d’argent du Salon des arts et industries de Paris, Deck présente en 1862, à l’Exposition universelle, au Royaume-Uni, le Vase de l’Alhambra, aux dimensions impressionnantes (cédé par la suite au South Kensington Museum) ; deux ans plus tard, il dévoile une nouvelle technique d’émaux transparents à l’Exposition des arts industriels ; en 1867, lors de l’Exposition universelle, il obtient la médaille d’argent pour les reflets métalliques qu’il arrive à imprégner sur certaines de ses pièces ; en 1873, c’est la taille de sa jardinière (2 mètres de large) qui impressionne lors de l’Exposition universelle à Vienne… Et ainsi de suite. En pleine vogue du japonisme en France, ses pièces inspirées d’œuvres asiatiques séduisent. On vante ses couleurs son fameux bleu , ses glaçures alcalines. C’est une époque où le regard des artistes, et de Théodore Deck en particulier, n’a pas de frontières. Lui-même est un grand voyageur qui nourrit sa production de ses découvertes. Le céramiste puise à différentes sources comme les faïences turques ou chinoises sans jamais faire œuvre de copiste. À la mort de Théodore en 1891, son frère Xavier prendra la suite et poursuivra l’aventure de la Manufacture de faïence Deck en la faisant notamment participer à l’Exposition universelle de 1900. Un an plus tard, le frère rend également l’âme, et l’atelier Deck fermera définitivement ses portes en 1905.
Nombreux lots, petits prix
Depuis les années 1990, Théodore Deck se retrouve régulièrement sous le feu des enchères (voir notamment en page 115 de ce numéro). Près de 1 200 lots ont ainsi fait l’objet de mises en vente. À partir de 2013, on retrouve de plus en plus fréquemment, le nom du céramiste. Ainsi, cette année-là, la maison Aguttes présente dans sa vente d’arts décoratifs du XXe, du 19 juin, pas moins de 20 lots portant la griffe du céramiste. Parmi ceux-ci, un épatant Coq (1885) qui s’adjuge 33 208 € avec les frais. Un peu plus tard dans l’année, Aguttes, toujours dans une vente d’arts décoratifs du XXe, présente 12 lots, dont une incroyable sculpture Jean II de Courtenay, de 1879. Ce preux chevalier, aux couleurs éclatantes, présente la plus haute estimation pour une œuvre du céramiste ; il restera malheureusement invendu. La même vente présentait une paire de vases «éléphants» unicolores (vers 1880-1890), adjugée 66 300 € et qui constitue encore aujourd’hui le record mondial pour un lot de Théodore Deck. On atteint ici la limite haute, de la gamme de prix du créateur aux enchères. Seuls six lots dépassent les 30 000 € au marteau, dont deux seulement sont au-dessus des 50 000 €. Le précédent record était déjà signé Claude Aguttes pour une vente «Art nouveau & art déco» du 27 novembre 2001. Un vase unique celui-ci trouvait preneur pour 335 000 F au marteau, l’équivalent de 51 000 €. La grande majorité des œuvres de Théodore Deck s’échange à moins de 5 000 €. Les 440 céramiques (44,7 %) présentées dans cette gamme de prix représentent tout de même 750 000 € (34,5 %) du chiffre d’affaires. Avec un peu moins de 10 % (90 lots), les objets vendus entre 5 000 et 10 000 € représentent plus d’un quart (590 000 € ; 26,85 %) du volume des ventes. Encore un cran au-dessus, les 25 céramiques adjugées entre 10 000 et 15 000 € comptent pour 310 000 € soit 14,1 % du total d’affaires.
Un marché 100 % français
Le marché de Théodore Deck est avant tout hexagonal, parisien même. En trente ans, près de 1 000 céramiques (92,6 %) de l’artiste sont passées sous le feu des enchères en France, ce qui, en valeur, représente 2,2 M€ (86,8 %). L’Autriche ou même l’Allemagne, qui ont pourtant vu les tout débuts du créateur, sont complètement inexistantes (moins de 0,25 %, aussi bien en volume qu’en valeur). À l’opposé, la trentaine de pièces qui traversèrent l’Atlantique représentent près de 190 000 € de chiffre de vente, ce qui correspond à un respectable 7,5 %. En France, le marché est très clairement porté par l’hôtel Drouot et dans une moindre mesure par les maisons de ventes régionales. Artcurial, Christie’s et Sotheby’s ne totalisent à eux trois que 191 000 € de chiffre d’affaires, moins de 9 % du reste des maisons aux enchères. La maison Aguttes, à elle seule, réalise 850 000 € (37,7 %) de ventes (quatre fois plus que les trois acteurs susmentionnés réunis) avec 210 lots (23,5 %). Tajan, avec 7,7 % des lots, réalise 11,5 % du chiffre (230 000 €). Hors de nos frontières, c’est surtout Christie’s à travers ses ventes états-uniennes qui tire son épingle du jeu. L’auctioneer accapare plus de 70 % du marché hors Hexagone (200 000 €) avec seulement 42,8 % des lots vendus. Sa visibilité suit son marché. Difficile de dire que Deck est une star des médias. Avec moins de 140 articles consacrés au céramiste jusqu’en 2017, le peu de notoriété dont il jouit ne l’accompagne que dans son pays natal (89 % des textes sont rédigés en français). Gageons que l’exposition à Courbevoie viendra quelque peu remonter les scores.