Marie Bell, de son vrai nom Marie-Jeanne Bellon-Downey, est une enfant du XXe siècle, née à la veille de Noël 1900 et ayant quitté la scène définitivement en 1985. Cette période si riche en inventions artistiques, elle l’a dévorée, participant à la naissance du cinéma – le muet puis le parlant – et brûlant les planches. Pensionnaire de la Comédie-Française à 21 ans, elle en devient sociétaire à partir de 1927, puis membre honoraire en 1948. Elle y interprète les principaux rôles du répertoire classique – son interprétation de Phèdre a marqué l’histoire. Vouant une passion pour les grands textes, elle a mis « au service de la tragédie, sa voix d’or, sa chaleur et son intensité dramatique» (Christine de Rivoyre, Le Monde, octobre 1951), tout en s’ouvrant aux textes des écrivains contemporains qu’elle fréquentait, et dont beaucoup étaient ses amis. Demeurées à l’abri des regards et riches de cinquante années de rencontres artistiques, sa collection et sa bibliothèque s’apprêtent à être dévoilées au grand public. Il faudra plus que trois coups pour lever le rideau sur cet ensemble fascinant. La maison de ventes a demandé à Jean-Jacques Aillagon de rédiger la préface du catalogue en clin d’œil à un autre ministre de la Culture, André Malraux, qui, proche de Marie Bell, écrivit dans un autre temps (1963) : «Voir Marie Bell dans Phèdre est une chance unique pour quiconque veut réellement savoir ce qu’est le génie français» (billet autographe sur carte de visite, 300/400 €).
L’évocation du théâtre
La plume de notre préfacier rend hommage à cette grande figure du monde du spectacle en dressant «le portrait d’une artiste hors du commun» dont les souvenirs littéraires et artistiques dévoilent «un passionnant tableau du monde vibrant dans lequel elle a vécu». Si les planches la veulent tragédienne, le cinéma lui réserve d’autres rôles. En trente-neuf films tournés aux côtés de Raimu, Fernandel, ou encore Louis Jouvet et Michel Simon, elle incarne tantôt la femme fatale, tantôt la bourgeoise. Mais c’est bien à la Comédie-Française, entre 1921 et 1953, qu’elle marque l’histoire du théâtre, ce dont rend compte la vente ici présentée, notamment par l’ensemble rare de gouaches de Jean Hugo (voir page 15). Ces feuilles, estimées entre 400 et 600 €, cisèlent en une dizaine de lots la grande amitié qui liait les deux personnages. Ce sont des esquisses de décor pour différentes pièces jouées au Français, Antoine et Cléopâtre essentiellement, dans une traduction d’André Gide, mise en scène par Jean-Louis Barrault et en musique par Jacques Ibert, dont Hugo eut la charge des costumes et des décors. Pour son amie, il fera aussi deux bouquets de fleurs magnifiquement ensoleillés (1 000/1 500 € et 2 000/2 500 €), lui enverra de tendres et colorées cartes de vœux, ainsi que deux paravents dont on attend respectivement 20 000/30 000 € et 10 000/15 000 €. Le premier est un rayon de ciel bleu envoyé depuis cette Méditerranée qu’elle aimait tant et où elle résidait une partie de l’année avec son époux, le comédien Jean Chevrier. Elle l’avait disposé dans son appartement de Monaco, tout comme celui la représentant en Phèdre, en reine d’Espagne et en muse de La Nuit de mai. Là encore il s’agit d’un ouvrage à deux feuilles double face (122 x 49 cm chaque panneau) celles-ci dessinées au pastel.
Un tempérament
En 1943, Paul Claudel la met en scène dans Le Soulier de satin aux côtés de Jean-Louis Barrault, Madeleine Renaud et Pierre Dux. En mai 1951, il dédicace à l’actrice un exemplaire du texte enrichi de 58 illustrations d’Yves Brayer (1 000/1 500 €) en ces termes choisis : «À Prouhèze la proue et le grand mât de cette nef que nous avons lancée ensemble sur l’Océan des passions». Marie Bell était une femme au caractère bien trempé, sur ce point aussi les critiques sont unanimes. Elle va se servir de sa célébrité et de sa liberté de déplacement pour s’impliquer dans la lutte contre l’Occupation : des mains du Général de Gaulle, elle recevra la Légion d’honneur pour son engagement. Durant les trente années, de 1956 à 1985, au cours desquelles elle a dirigé le théâtre du Gymnase, elle le marque de son empreinte, l’ouvrant aux pièces d’avant-garde comme au boulevard – ce n’est pas un hasard s’il porte désormais aussi son nom. En 1966, dans le registre moderne, elle fait monter Le Balcon de Jean Genet, avec une mise en scène de Peter Brook, ou encore Le Cheval évanoui de Françoise Sagan. La femme de lettres peint pour son amie une toile titrée avec humour Phèdre prend sur service dans les P.T.T (37 x 45 cm, 400/500 €)… Elles se sont rencontrées au début de l’année 1961 au hasard d’un rendez-vous chez le coiffeur ; aussitôt, la comédienne demande à l'écrivaine de lui écrire une pièce. Ce sera Les Violons parfois…, une comédie dramatique produite pour la première fois sur la scène du Gymnase le 9 décembre 1961.
Picasso, amitié illustrée
Le témoignage de l’amitié de la tragédienne pour Pablo Picasso ne saurait être mieux illustré que par ses ouvrages enrichis par le Malaguène de magnifiques dessins. Il y a ce texte un peu fou, Le Cocu magnifique de Fernand Crommelynck, publié en 1921 après sa présentation à Paris, au théâtre de l’Œuvre, en 1920. La pièce fait basculer le comique traditionnel dans l’absurde, l’angoisse étreint le rire et y insuffle le tragique. On comprend que le sujet ait séduit Marie Bell. La suite complète des douze géniales gravures à grandes marges accompagnant l’édition originale, dans un coffret-emboîtage, est estimée entre 30 000 et 40 000 €. Même expertise pour La Tauromaquia o arte de torear obra utilisima para los toreros de profesion… de José Delgado, alias Pepe Illo, tiré à 263 exemplaires, celui-ci étant complet de la plaquette de 4 pages contenant les vingt-six aquatintes de Picasso. Rappelons que le texte du célèbre toréro du XVIIIe siècle, mort «au combat» en 1801 dans les arènes de Madrid, a paru en 1796 et constitue le premier manuel pour toreros et aficionados. Il y a encore Le Carmen des Carmen de Prosper Mérimée, édité par Louis Aragon après que Picasso eut orné un exemplaire de 1949 de dessins originaux (20 000/30 000 €). Des taureaux, des toréros et de belles Espagnoles… dont l’une ressemble étrangement à la grande comédienne. Impossible de ne pas évoquer aussi tous ces mots déposés de-ci de-là, sur des cartes de vœux précieusement encadrées ou en dédicace de livres, comme autant de petits cailloux déposés sur le joli chemin des amitiés. Comme le signale Jean-Jacques Aillagon, on y retrouve «le Panthéon de la littérature de l’époque, les Cocteau, Gide, Malraux, Sagan Sartre, Aragon, Céline – le Céline d’avant-guerre –, Claudel, Genet, Mauriac, Tardieu et Elsa Triolet»… De «l’admiration et l’affection» d’André Malraux inscrites sous une encre du Japonais Sofu Teshigahara (500/600 €), au très doux «Ma chère Armide, ma belle Marie, je te donne pour ta fête ce portrait de lézard de Fourques, ton Jean» (dessin au crayon de couleur, 26 x 23 cm, 600/800 €) de Cocteau, l’ami indéfectible, le soutien de toujours, pour lequel elle joua le rôle de la magicienne amoureuse dans son Renaud et Armide, aux décors conçus par un autre proche, Christian Bérard. Dans un éloge d’une page daté 1942 et titré «Un fantôme au soleil», le poète à la signature d’étoile écrit encore : «Marie Bell ressemble à ces merveilleux parasols qui reçoivent du soleil et donnent de l’ombre. Mais à cette ombre qui la fait si pâle comme un objet nocturne s’ajoute une lumière venant de l’intérieur.» L’amitié, encore et toujours.