Si la ville de Zurich offrait tous les atouts pour que l’édition 2016 de Manifesta soit un succès, la biennale européenne d’art contemporain ne convainc guère.
Sans constituer un critère absolu, l’ancienneté des biennales d’art contemporain détermine en partie leur légitimité auprès des professionnels et des collectionneurs. Ainsi, la plus prestigieuse d’entre elles, celle de Venise, remonte à 1895. Seule potentielle rivale, la documenta de Kassel a été créée en 1955. Dans ce petit groupe de tête des manifestations les plus reconnues figurent également celle de São Paulo, née en 1951, ainsi que Manifesta, qui a été lancée après la chute du mur de Berlin, en 1989. Si l’équipe qui l’organise est installée aux Pays-Bas, cette dernière a la particularité d’être itinérante et de se déplacer dans une nouvelle ville européenne pour chaque nouvelle édition. En 2014, le choix de Saint-Pétersbourg avait été désastreux. Beaucoup avaient souligné les restrictions apportées à la libre expression notamment artistique en Russie, qui semblaient assez contradictoires avec le principe même d’une biennale d’art contemporain. Autant dire que le choix de la paisible, centrale et fort sérieuse Suisse, pour cette édition 2016, s’annonçait cette fois-ci sous les meilleurs auspices. L’élection de Zurich ne s’est pas faite par hasard. Si la Suisse, dans son ensemble, constitue un terreau de prédilection pour l’art contemporain grâce à un réseau de lieux notamment les Kunsthallen (centres d’art) absolument remarquable, cette ville représente clairement le cœur artistique du pays. Parmi les nombreuses institutions, il convient de signaler la Kunsthaus (le musée des beaux-arts) ainsi que, pour l’art contemporain spécifiquement, la Kunsthalle… mais aussi d’excellentes galeries comptant parmi les plus influentes au monde, tout particulièrement Hauser & Wirth et Eva Presenhuber. Ce riche tissu artistique, constituant un terreau de choix pour la scène actuelle, a d’autant plus pesé qu’en 2016 est célébré le centenaire du mouvement dada, qui vit précisément le jour à Zurich et devait ensuite influencer tout un pan de la création.
Une circulation intelligente
Organisation suisse oblige, l’implantation de la manifestation dans la ville est remar-quablement pensée et s’organise autour de deux sites principaux dont la localisation apparaît parfaite. Un même bâtiment, le Löwenbräukunst, qui abrite la Kunsthalle et le musée Migros, constitue le premier et principal site d’accueil de Manifesta, aux côtés de quelques-unes des plus importantes galeries helvètes, dont les deux précédemment mentionnées. Cet espace érigé à l’ouest du centre de Zurich, dans un quartier anciennement industriel et transformé par l’implantation d’activités artistiques, est relié au second bâtiment, le Helmhaus, lieu d’exposition situé en plein cœur de la ville, en un quart d’heure de tram seulement. La Biennale de Lyon, qui, depuis des années, impose des déplacements bien plus longs à ses visiteurs entre ses deux sites principaux, sans avoir développé les transports en commun appropriés, serait bien inspirée de prendre exemple sur ce pragmatisme… Une fois à au Helmhaus, les deux sites suivants concernés se trouvent à deux pas et sont très facilement accessibles à pied. Sur le lac même, au bout d’une longue passerelle, la légère structure en bois brut du «Pavillon des réflexions» accueille un bassin central, dans lequel on peut se baigner, des échelles permettant de se mettre à l’eau dans le lac, des vestiaires adaptés à ces activités aquatiques, ainsi qu’un café, sans oublier des gradins placés face à un écran sur lequel sont projetés des films. À cinq minutes dans la ville, le quatrième et dernier site principal est le mythique Cabaret Voltaire, lieu où, précisément, commença l’aventure dada en 1916. Dans cet espace ayant été transformé en 27e guilde de la ville, consacrée aux artistes, les visiteurs sont invités à participer à des performances. Enfin, trente projets ponctuels sont disséminés à travers la ville.
Une dimension expérimentale
Particularité de cette édition, son commissariat n’a pas été confié, comme tel est souvent l’usage, à un spécialiste de cette activité – les grands curateurs internationaux, qui se déplacent fréquemment de biennale en biennale – mais à un artiste, l’Allemand Christian Jankowski, très connu pour son travail conceptuel – notamment ses œuvres créées à partir d’interactions avec des non-professionnels de l’art – et son intérêt pour les films, la photographie ainsi que la télévision. La manifestation vise à explorer les relations entre l’art et le travail, ce que les gens font de leur vie en choisissant une activité professionnelle, à travers le thème «What People do for Money», en trente nouvelles commandes – des œuvres nées de la collaboration entre les artistes et des professionnels de la ville – et une exposition de grande envergure, convoquant cent trente talents. Ici, la volonté est donc délibérée d’adhérer au modèle d’une biennale à dimension expérimentale, et pas seulement de proposer un accrochage plus conventionnel.
Une édition décevante
Pour quel résultat ? Hélas, l’édition 2016 de Manifesta déçoit. Plus que tout, c’est le parti pris conceptuel écrasant toute autre approche qui ne peut manquer d’agacer. La réalisation apparaît très secondaire par rapport à la seule idée. Ainsi une performance imaginée par Maurizio Cattelan, qui devait amener une championne paralympique à donner l’impression de conduire son fauteuil à la surface du lac de Zurich, s’est-elle soldée par un piteux échec technique, l’effet annoncé n’étant pas du tout au rendez-vous. La peinture et la sculpture sont très peu présentes et extrêmement faibles, écrasées par des installations, des vidéos et des photographies, dans une succession d’œuvres s’avérant très répétitives et dont rien ne ressort véritablement. Un parti pris, certes… Mais accepterait-on, à l’inverse, une biennale dans laquelle seules auraient droit de cité la peinture et la sculpture, et où les autres médiums seraient aussi maltraités, voire presque absents ? Quitte à placer ainsi le travail au centre du propos, comment la dimension politique peut-elle être à ce point négligée ? In fine, par manque de densité des œuvres produites, le principe consistant à faire collaborer artistes et acteurs du monde professionnel n’apparaît guère que comme un gimmick. Pour donner naissance à des œuvres, ce n’est pas suffisant…
Une ville incontournable
Faut-il pour autant oublier Zurich ? Surtout pas. Malgré les limites de Manifesta, la ville reste l’une des plus actives culturellement en Europe. De part et d’autre du Helmhaus se dressent la cathédrale, qui abrite de magnifiques vitraux contemporains notamment en pierres fines, de Sigmar Polke, et une église, ornée de vitraux de Chagall. Centenaire de Dada oblige, la Kunsthaus propose une grande exposition Picabia et, au sein même du principal bâtiment de la biennale, la galerie Hauser & Wirth présente conjointement des œuvres de Schwitters, Miró et Arp. Là, c’est un succès. Signalons enfin que les prochaines éditions de Manifesta auront lieu à Palerme en 2018 et à Marseille, en 2020. Rendez-vous est déjà pris !