Debout, les poings serrés, Jean d’Aire se présente devant nous comme le symbole de l’art humain et expressif d’Auguste Rodin. Gros plan sur un projet de dix ans.
Auguste Rodin (1840-1917), Jean d’Aire, réduction, bronze à patine brun-vert nuancé, «Rodin» sous le pied gauche, cachet «Alexis Rudier fondeur Paris», marque «A.Rodin», 47 x 16,1 x 12,5 cm.
Adjugé 325 000 € frais compris
Ils trônent encore face à l’hôtel de ville de Calais, mais aussi au Metropolitan Museum de New York, à la Glyptotek de Copenhague, dans les jardins de la tour Victoria de Londres… Les célèbres Bourgeois de Calais de Rodin demeurent une oeuvre des plus emblématiques. Une parfaite synthèse de l’art de ce sculpteur naturaliste et profondément humain. «Je juge que le corps est le seul véritable habit de l’âme, celui où transparaît son rayonnement», expliquait-il. Le drame se lit tout entier dans ces six hommes, à travers leurs corps et leurs attitudes d’une expressivité à fleur de marbre. Pourtant, cette commande formulée en 1884, quand la ville de Calais veut plus que jamais réaffirmer son identité au moment de la fusion avec une commune voisine, mit plus de dix ans à voir le jour. La cité fut une victime héroïque de la guerre de Cent Ans, assiégée par les troupes anglaises durant onze mois, de septembre 1346 à août 1347. Affamés, ses habitants acceptent finalement de négocier et répondent à l’exigence d’Edouard III : lui envoyer six bourgeois la corde au cou et portant les clés de la cité, afin qu’ils soient sacrifiés ; en contrepartie, le cruel monarque épargnera les autres Calaisiens. Heureusement, son épouse, Philippa de Hainaut, native de Valenciennes, implore leur grâce et les six bourgeois seront libérés. L’histoire fut consignée dans les Chroniques de Froissart, qu’Auguste Rodin lut avec passion en 1884. C’est le peintre Prosper-Adrien Isaac, Calaisien établi à Paris, qui mit en contact le maire de la ville et l’artiste. Rodin imagine un projet ambitieux : il décide de représenter non pas un bourgeois, le célèbre Eustache de Saint-Pierre, mais six. Ils seront de plus présentés sur un piédestal, afin de «porter, non un quadrige, mais le patriotisme humain, l’abnégation, la vertu». Le maître voulait personnifier le Sacrifice, sa difficulté et sa cruauté. Inlassablement, il élabora pendant près de dix ans ce groupe, faisant évoluer la composition générale, imaginant les bourgeois regroupés autour d’Eustache de Saint-Pierre, sur le point de partir, hésitants, vers leur mort annoncée. Il travailla chaque corps isolément – les modelant tout d’abord nus, puis habillés de leur tunique –, afin de magnifier leur attitude, à l’instar de notre Jean d’Aire, droit et fier, mais aux mains crispées sur les clés de la ville. Après moult vicissitudes économiques et politiques, notamment l’arrêt du financement du projet par les banques en 1886, le plâtre fut finalement achevé en 1889 et présenté à la galerie Georges Petit, avant d’être fondu en bronze en 1895 seulement, par Leblanc-Barbedienne, et inauguré le 3 juin de la même année. Le succès de ce groupe amena de nombreuses autres fontes, aussi bien de taille réelle qu’en réduction, de personnages isolés, comme notre bronze fondu entre 1910 et 1917 par Alexis Rudier. Provenant de la collection Alphonse Kahn à Saint-Germain-en-Laye, il a été spolié en 1940, puis restitué à la famille en 1946, avant de passer dans d’autres mains dans les années 1950. L’Histoire ne manque pas de drames.