Hausse des coûts, «fair fatigue» et saturation du marché… les foires off semblent arrriver à un tournant. Quels sont les défis et les opportunités qui les attendent ces prochains mois ? Éléments de réponse.
En 2000, on comptait 55 foires d’art dans le monde ; désormais, il s’en déroule cinq par semaine en moyenne, avec des dizaines d’événements off gravitant autour des géantes Art Basel, Frieze ou Tefaf. Pour Art Basel Miami Beach 2018, on dénombrait vingt salons satellites. Aujourd’hui, une galerie d’art participe à près de cinq foires par an, alors même que le coût a augmenté de 15 % et que le marché intermédiaire les œuvres proposées entre 5 000 et 50 000 $ demeure le segment «le plus difficile». Dès lors se pose la question de savoir si le fonctionnement actuel est tenable. Fin 2018, le groupe suisse MCH, organisateur de salons, annonçait qu’il réduisait ses investissements dans les foires régionales. Le groupe, dont les porte-étendards sont les différents Art Basel et Masterpiece London (qui s’étendra bientôt en Asie), a vendu sa participation de 60,3 % dans l’India Art Fair, acquise en 2016, et une participation de 25,1 % dans Art Düsseldorf, prise en 2017. Pour son P-DG Hans-Kristian Hoejsgaard, ce marché «est très saturé». Plusieurs autres fermetures et annulations de foires au cours des douze derniers mois ont créé une certaine nervosité. En janvier, les organisateurs d’Art Stage Singapore annulaient leur manifestation neuf jours avant son ouverture, invoquant les mauvaises ventes locales et la «concurrence déloyale» d’un nouvel événement à Gillman Barracks. Pourtant, l’augmentation du nombre de visiteurs pour de nombreux salons semble prouver que l’appétit du public ne faiblit pas. Ces fermetures seraient-elles plutôt le signe qu’une catégorie de visiteurs plus exigeants, pressés par un emploi du temps de plus en plus chargé, choisit de concentrer son attention sur un nombre limité de foires ? Il semble plus réaliste d’y voir une concentration et un renforcement du marché actuel qu’un krach complet. Amanda Coulson, directrice artistique de Volta, qui a dû sacrifier son édition 2019 en février pour sauver sa grande sœur, l’Armory Show, estime que «les changements vont concerner aussi bien les petits que les grands salons. Même si l’on peut espérer une refonte positive, le système des foires a peut-être atteint son pic». Elle ajoute : «Il y aura un ajustement, une correction. En fin de compte, ce sera certainement une bonne chose pour l’écosystème. Il en a besoin.» Celle qui a cofondé Volta avec Ulrich Voes, Kavi Gupta et Friedrich Loock pour «combler un vide béant à l’époque», estime que ce sont les salons qui ont une identité claire et qui prennent en compte l’expérience des visiteurs dans son ensemble, qui survivront. L’engagement de Volta à combler le fossé entre les grandes foires, destinées aux principales galeries et aux grands collectionneurs, et les foires plus jeunes, qui excluent les artistes en milieu de carrière parce qu’ils ne sont plus ni “jeunes” ni ”émergents”, a été la clé de son succès. «Notre première édition ne comptait que 23 galeries ; elle en accueillait 45 l’année suivante, et 75 celle d’après», rappelle Amanda Coulson. «Nous avons très certainement répondu à un besoin. C’est la clé.»
Fin d’un cycle
Mais faut-il craindre que les foires d’art en tant que genre soient devenues une attraction touristique, un spectacle plutôt qu’une place de marché ? Bertrand Scholler, directeur du petit dernier Frame, lancé à l’occasion d’Art Basel 2018, estime qu’il peut être trompeur de ne prendre que le nombre de visiteurs comme indicateur de succès. «C’est davantage du tourisme que de la collection. Frame s’adresse à ceux qui désirent voir, contempler, étudier et acquérir des œuvres d’art dans un cadre qui leur offre un certain répit par rapport au rythme effréné des grands événements. Nous nous concentrons vraiment sur le contenu et sur la création de “moments d’activation”, avec des événements live, des conférences, des dîners», explique-t-il. «Certains de nos principaux collectionneurs ne s’intéressent plus aux artistes émergents parce que, pour eux, cela ne mérite pas le temps, l’argent et l’énergie qu’il serait nécessaire d’investir. Ils se concentrent davantage sur les noms que vous verriez dans un musée ou une institution publique, ou ils cessent simplement d’être actifs sur le marché. En parallèle, tous les petits collectionneurs sont devenus des visiteurs : ils n’achètent plus.» Selon M. Scholler, à moins de prendre conscience de cela, les foires vont souffrir. «Les événements satellites, sauf s’ils s’adaptent rapidement ou s’ils sont très ciblés, mourront tous tôt ou tard. La façon dont les gens achètent de l’art est en train de changer. On vit la fin d’un cycle.»
Agenda chargé
Mais de nombreuses foires, même les plus petites, restent chères, surtout pour les galeristes et artistes étrangers, qui doivent faire face aux frais supplémentaires de transport et d’hébergement. Certaines initiatives répondant à cette problématique commencent à voir le jour, comme Condo un nouveau système de partage de galeries lancé l’année dernière par Vanessa Carlos, co-fondatrice de la galerie Carlos Ishikawa à l’est de Londres. «Il y a trop de foires», déclare-t-elle, même si son stand sur Art Basel Miami Beach a pourtant fait un sold-out en décembre dernier. Pour David Godbold, directeur de Mother’s Tankstation de Dublin et de Londres, «Condo est un game changer. Il reprend tous les avantages d’une foire et les remet dans l’espace physique des galeries. Un modèle similaire est en cours de développement chez John Martin, directeur de la galerie du même nom, à Londres, et fondateur d’Art Dubai. Il crée un centre de 35 marchands situés dans cinq maisons en terrasse à South Kensington. L’un des objectifs est de faciliter la navigation des visiteurs dans les galeries pour qu’ils puissent découvrir plusieurs expositions à la fois. «Le public s’est habitué aux foires où les galeries sont juxtaposées», déclare-t-il. Les espaces dispersés aux quatre coins des villes pourraient un jour disparaître. La demande pour les foires reste encore bien élevée, même si le défi qu’il leur faut relever pour survivre au processus actuel de sélection est de conserver leur place dans l’agenda de plus en plus chargé des collectionneurs. «La foule s’est éclaircie, précise Amanda Coulson. Il y a quinze ans, il y avait des phénomènes de masse. Tout le monde allait partout en même temps : New York en mars, Chicago en mai, Bâle en juin… » Aujourd’hui, les salons doivent impérativement se rendre uniques pour que les collectionneurs se souviennent d’eux : qu’est-ce qui fait qu’ils valent véritablement la peine d’être parcourus ? «Une petite foire doit rester fidèle à son ADN, à son ethos», affirme Ryan Stainer, directeur de The Other Art Fair (TOAF), de Londres, qui vend ses espaces directement aux artistes, sans exiger la représentation par une galerie. Amanda Coulson ne dit rien d’autre quand elle conseille à toute foire en difficulté «d’être limpide sur son identité. Il ne s’agit nullement de concurrencer les grands acteurs, car nous faisons les choses très différemment d’eux, mais plutôt de se distinguer des autres off». En cette période difficile, il convient néanmoins de garder espoir. Comme le souligne Bertrand Scholler, il ne faut pas desespérer : «L’art est là pour toujours.»