Pendant longtemps, Paris, Londres et Bruxelles se sont partagé les faveurs d’un collectionneur sans frontières. Dans ces trois capitales, l’esthète, aujourd’hui disparu, possédait une demeure, accordant à chacune le même soin dans son aménagement. Toiles, sculptures et mobilier d’exception devaient ainsi dialoguer en un subtil contrepoint. Surtout, s’y s’affichait la passion de cet homme pressé pour l’art moderne, une flamme sans cesse ravivée par ses amis galeristes et artistes. Beaucoup d’entre eux se souviennent encore des longues discussions autour de chaque œuvre, dont l’achat mûrement réfléchi n’a toujours répondu qu’à un désir véritable. Aujourd’hui, c’est le contenu entier de son appartement de la rive gauche qui est dispersé à Drouot par la maison de ventes Ferri. Le lieu, discret, a pourtant abrité les compositions d’artistes parmi les plus emblématiques du XXe siècle, à commencer par la grande toile de Jean Degottex (1918-1988), intitulée Ouest, qui fait la une de cette Gazette (voir l'article Méditation et écriture automatique).
Une passion ancrée dans son temps
Chantre de l’abstraction lyrique, Degottex avait la préférence de notre collectionneur, qui possédait également deux de ses caractéristiques sculptures en bois, de blanc vêtues, Colonne Bois-Huppés (6 000/8 000 €) et Bois - Fendu - Coin (V) (4 000/6 000 €) de 1987. Autre chantre de l’immatériel, le protéiforme Miodrag Djuric Dado (1933-2010) est ici représenté par une Composition abstraite 86 de 1960, estimée 15 000/20 000 €, dont les formes, semblant issues des nuages ou de petits cailloux, sont semées comme autant d’énigmes. La gouache d’Henri Michaux, Sans titre (Grande tête rouge), s’inscrit aussi dans cette recherche, ou encore la Composition abstraite, fond vert de Joseph Sima (1891-1971), une petite toile de 1964, qui pourrait atteindre sans mal les 10 000 €. Du côté des sculptures se détache une belle tête de bronze à patine brune nommée La Toulousaine, portrait de Marguerite, par André Arbus aux environs de 1956 (4 000/5 000 €). Nettement plus hiératiques, les personnages d’Axel Cassel (1955-2015) dominent en nombre, le catalogue en comptant quatre, dont une Figure debout, 14 segments en terre cuite de 2000, attendue autour de 3 500 €. La présence de ce plasticien d’une génération plus récente rappelle aussi que notre esthète a éprouvé une intense fascination pour l’art vivant. Déjà, à Londres, il rendait visite en voisin à David Hockney, qui habitait une maison au fond de son jardin ; plus récemment, cet homme discret a aimé fréquenter les ateliers, hauts lieux de la gestation des œuvres, et échanger avec les jeunes créateurs. Un mécénat actif, en quelque sorte, qu’il exerçait aussi de manière très officielle au sein d’institutions prestigieuses, comme le musée national d’Art moderne du Centre Pompidou.
Le lieu de tous les dialogues
Cette démarche exigeante ne s’est pas limitée aux cimaises, car cet amateur d’art a mis le même soin à composer des écrins dignes de ses trésors. Surprenant trait d’union entre arts majeurs et ceux dits «décoratifs», une tapisserie représentant la Jeune Fille à la mandoline de Pablo Picasso témoigne de la collaboration de l’artiste avec l’atelier de Jacqueline de La Baume-Dürrbach à Aubusson (30 000/50 000 €). Mais s’il fallait ne retenir qu’une tonalité pour le mobilier, c’est l’élégance sobre des années 1940 et 1950 qui s’impose. Suggérées tout particulièrement par Yves Gastou, dont la galerie a contribué à la redécouverte des styles de l’après-guerre, les réalisations des grands décorateurs et ébénistes André Arbus et Marc du Plantier étaient tout indiquées. De ce dernier, un bureau plat en acajou exécuté vers 1939 illustre la veine qualifiée, non sans humour, de «néo-Charles IV Ritz», en référence au mobilier espagnol autour de 1800 (18 000/20 000 €). On notera aussi la simplissime table de salle à manger de Jacques Quinet en chêne teinté vernissé, des alentours de 1950 (10 000/12 000 €), sur laquelle quelques-unes des quarante pièces d’argenterie dues à Jean Després prenaient place à chaque dîner. Comptez 12 000/15 000 € pour un service de soixante couverts de l’orfèvre art déco. Un ensemble mobilier rendant hommage aux créateurs du siècle dernier ne saurait être complet sans la présence d’une pièce unique de Claude Lalanne. Réalisée dans le cadre d’une commande passée à l’artiste en 1989, une sculpture-banquette à décor de feuilles, en cuivre galvanisé et bronze patiné, apportait sa note poétique à cet univers très épuré. Rupture de lieu et d’époque… Il y a cinq ans, s’éloignant de Paris, notre collectionneur jetait son dévolu, pour sa maison du Lubéron, sur les années 1970. Ces objets – telles une paire de consoles en marbre d’Angelo Mangiarotti, baptisée Eros (15 000/18 000 €), et une table basse en aluminium et métal noirci d’Ado Chale, autour de 17 000 € – compléteront la vente de leur présence ludique.