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L’art normand à la croisée des mondes

Publié le , par Sophie Humann

À Rouen, une exposition en deux volets retrace l’épopée des hommes du Nord à la période médiévale. Et rappelle la richesse et la complexité des liens tissés entre les Normands et les autres cultures, dont témoignent les objets exposés.

Anonyme, 1314. Le Grand Coutumier de Normandie, Petit Palais - Musée des Beaux-Arts... L’art normand à la croisée des mondes
Anonyme, 1314. Le Grand Coutumier de Normandie, Petit Palais - Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris.
© RMN - Grand Palais / Agence Bulloz

En 1994, à Rome puis Venise, l’exposition «Les Normands, peuple d’Europe 1030-1200» avait rassemblé près de mille œuvres, étudiées par une centaine de spécialistes ayant travaillé à ce projet : expliquer et illustrer les conquêtes, les grandes figures, les croyances, les mœurs de ces hommes du Nord, qui ont profondément marqué l’ouest du continent européen médiéval. Très didactique, le propos se voulait surtout historique, même si de nombreux objets témoignaient des multiples influences stylistiques arabes et byzantines sur l’art italo-normand du royaume de Sicile. D’une moindre ampleur, l’exposition proposée aux musées des Antiquités et des beaux-arts de Rouen, «Normands. Migrants, conquérants, innovateurs», est la première de dimension internationale sur ce sujet depuis vingt-neuf ans. Avec 275 pièces issues de nombreux musées, c’est une présentation d’objets avant tout, qui s’attache à montrer comment les brassages entre ces hommes venus de Scandinavie et les différentes cultures croisées tout au long de leurs voyages et de leurs conquêtes se reflètent dans la production artistique. Conservateur en charge des collections médiévales et Renaissance à la RMM (Réunion des musées métropolitains) Rouen Normandie, professeur d’histoire de l’art notamment byzantine à l’École du Louvre, Nicolas Hatot partage ici le commissariat avec Mathilde Schneider, directrice du pôle muséal Beauvoisine (musée des Antiquités et Muséum d’histoire naturelle de Rouen). Deux ans ont été nécessaires à Nicolas Hatot pour réunir les pièces permettant d’illustrer son propos. «L’exposition a été conçue en partenariat avec le Reiss-Engelhorn-Museen de Mannheim, qui l’a présentée entre septembre 2022 et février dernier, ce qui nous a permis d’obtenir certains prêts de musées étrangers, précise-t-il. Mais nous n’avons que 40 % d’œuvres communes, car l’exposition allemande était plus historique et davantage centrée sur l’expansion des Scandinaves vers l’Orient.»
 

Limoges, 1220-1230. Châsse de saint Thomas Becket, plaques de cuivre champlevé, émaillé, gravé et doré, Paris, musée du Louvre. © RMN - Gr
Limoges, 1220-1230. Châsse de saint Thomas Becket, plaques de cuivre champlevé, émaillé, gravé et doré, Paris, musée du Louvre.
© RMN - Grand Palais (musée du Louvre) / Daniel Arnaudet

Influences croisées
Le parcours rouennais s’ouvre sur une tête de profil sculptée dans un bois de cervidé au XIe siècle, découverte en 1937 à Sigtuna en Suède, incarnant l’imprégnation de la culture normande sur toute l’aire européenne. On y voit déjà le casque au nasal développé typique, couvre-chef que l’on retrouve sur les guerriers de la tapisserie de Bayeux, dans le célèbre jeu d’échecs de Lewis – dont un pion est prêté par le National Museum of Scotland – et jusque sur un fragment du Temple Pyx, plaque médiévale en bronze doré du XIIe siècle représentant trois soldats endormis au Saint-Sépulcre – provenant de la Burrell Collection à Glasgow. Dès le VIIIe siècle, les Scandinaves, remontant les fleuves à bord de solides bateaux de guerre ou de commerce, parfois ornés de têtes de dragon nommées «drakar» à leur proue, ont multiplié les échanges commerciaux, ou les pillages lorsque le pouvoir en place était affaibli. À l’Est, suivant la Volga puis la mer Caspienne, ils sont allés jusqu’à Samarcande et même Bagdad, ce qui explique la présence d’un brûle-parfums abbasside, datant de l’an 800 environ, retrouvé en Suède. D’autres objets prouvent l’influence du christianisme jusqu’au septentrion : des croix ou des représentations du Christ figurent à côté d’insignes runiques – l’écriture des Scandinaves – ou de l’emblématique marteau du dieu Thor, le Mjöllnir. À l’inverse, des objets du quotidien ou des œuvres d’art ornées de rinceaux ou de motifs animaliers typiques de cette culture ont été retrouvés en Angleterre, théâtre d’incursions des hommes du Nord bien avant la bataille d’Hastings, le 14 octobre 1066. Après cette date, les Normands règnent sur un large territoire des deux côtés de la Manche, et les influences s’entrecroisent encore davantage : pierres de Caen utilisées pour bâtir la cathédrale de Canterbury ou la tour de Londres, influence des maîtres de l’enluminure anglo-saxons, dont témoigne la célèbre Bible de Lambeth (1150), sortie pour la première fois d’Angleterre – un prêt de la Lambeth Palace Library. L’exposition réunit le corpus du Maître anonyme de ladite bible, puisqu’elle présente aussi deux feuillets enluminés des Évangiles provenant d’Avesnes, attribués à cet artiste. On y retrouve également l’art de Maître Hugo, qui, dès les années 1130, avait introduit dans l’île britannique une manière inspirée de l’art italo-byzantin – le damp fold style, «style du drapé mouillé». Au XIIe siècle, sous la dynastie des Plantagenêts – puissants mécènes –, les métissages s’enrichissent et se complexifient, au point qu’il est parfois difficile d’attribuer avec certitude l’origine géographique des œuvres. Le culte des reliques s’étant répandu à travers l’Europe depuis le siècle précédent, de
précieuses châsses sont émaillées par des peintres, notamment à Limoges, où s’est développé un grand centre artistique. Sur ces objets précieux se lisent des influences à la fois scandinaves, anglo-saxonnes, romanes ou byzantines. Provenant de la cathédrale Sainte-Anne d’Apt, la châsse dite de Saint-Pierre (vers 
1175-1185) en est pour Nicolas Hatot la parfaite illustration : «On retrouve les mêmes palmettes en forme d’orchidées géantes que dans le Psautier de Winchester, qui date du milieu du XIIe siècle, en même temps que l’on découvre sur les visages le même style italo-byzantin que sur ceux des mosaïques siciliennes. Henri II Plantagenêt ayant donné l'une de ses filles en mariage à Guillaume II de Sicile, nous savons qu’il y a eu des liens entre les Anglo-Normands et les Italo-Normands.»

 

Suède, Sigtuna, XIe siècle. Tête de viking, bois d'élan (?), détail. © Sigtuna Museum and Art © Photo Swedish History Museum / SHM (CC BY)
Suède, Sigtuna, XIe siècle. Tête de viking, bois d'élan (?), détail. © Sigtuna Museum and Art
© Photo Swedish History Museum / SHM (CC BY)

Héritages multiples
Nombreux et bien conservés, les objets d’art réalisés sous l’épopée normande en Sicile de la famille de Hauteville, aux XIe et XIIe siècles, sont marqués par tant d’héritages – paléochrétien, byzantin, syrien, musulman, lombard, espagnol – que certains sont longtemps restés des énigmes pour les historiens d’art. On ignore ainsi encore si le Coffret de Bayeux du musée de Cluny provient de Sicile ou d’Espagne. En ivoire, argent doré et niellé, à serrure aussi raffinée que son décor de paons affrontés, cet objet conçu pour abriter un coran a fini en reliquaire ! Quant à l’oliphant d’ivoire ciselé conservé jusqu’à la Révolution à la basilique Saint-Sernin de Toulouse, et réputé avoir servi à Roland pour sonner à Roncevaux, il est aujourd’hui prouvé qu’il fut taillé et gravé dans les ateliers normands de Salerne, trois siècles après la bataille. Les progrès scientifiques réalisés ces dernières années grâce à l’archéométrie ont permis de révéler la provenance de certains des métaux utilisés. C’est le cas d’une des plus belles pièces de l’exposition, l’un des gobelets dits «de sainte Edwige» – la sainte silésienne étant réputée capable, comme le Christ, de changer l’eau en vin : «Il fait partie d’un corpus de verres taillés longtemps attribué à l’Islam puis à Byzance, explique Nicolas Hatot. On a fini par comprendre que le matériau, à base de natron, provient bien du Levant, mais que le verre a voyagé et fut taillé en Sicile : on y retrouve en effet le même décor de lions que sur le manteau de Roger II de Sicile, ainsi que le triangle associé à l’île depuis l’Antiquité.» L’archéométrie a également permis de déterminer l’origine de certaines pierres ornant la Croix du Valasse, joyau normand du XIIe siècle – peut-être offerte par Henri II à l’abbaye que sa mère, Mathilde l’Emperesse, avait cofondée – et conservée au musée des Antiquités rouennais depuis 1843. Les grenats ont voyagé depuis l’Inde et les saphirs viennent du Sri Lanka, preuve ultime que de nombreuses routes menaient à la Normandie.

À voir
«Normands. Migrants, conquérants, innovateurs», musée des Antiquités,
198, rue Beauvoisine, tél. : 02 76 30 39 50,
et musée des beaux-arts, esplanade Marcel-Duchamp,
tél. : 02 35 71 28 40, Rouen (76).
Jusqu’au 13 août 2023.
www.musees-rouen-normandie.fr
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