Pas une saison aux enchères qui ne célèbre l’œuvre du peintre. Aussi, la vente de plusieurs dessins à Drouot fournit l’occasion de revenir sur un artiste resté dans l’ombre des géants Monet et Gauguin. Mise en lumière.
Paris, octobre 2016, présentation de la collection Chtchoukine. Dans l’une des salles de la fondation Louis Vuitton, à côté des œuvres de Monet, Signac et Gauguin, figure un petit paysage breton représentant Port Manec’h, station balnéaire du Finistère Sud. Deux maisons au premier plan, deux petits bateaux dans la crique en contrebas et, au loin, entre ciel et terre, le phare de la petite villégiature. Les couleurs sont éclatantes, un mélange subtil de vert et de rose qu’affectionne tout particulièrement l’auteur de cette toile, datée de 1896. Son nom ? Henry Moret. Ce Normand de naissance, mais Breton de cœur, a consacré l’essentiel de son œuvre à la Bretagne, dont les paysages sauvages et la mer démontée attirent alors de nombreux artistes en quête de renouveau. Contemporain de Paul Gauguin, ami de Camille Maufra, Henry Moret n’est pas le plus connu de la bande du Pouldu et de Pont-Aven, qui verra la naissance du synthétisme. «Il fait pourtant pleinement partie de ce mouvement», rappelle Jean-Yves Rolland, auteur avec Marie-Bénédicte Baranger d’un bel ouvrage consacré en 2004 au peintre. «Sa compréhension du synthétisme défini par Gauguin et Bernard pendant les années 1890-1895, grâce à sa proximité avec le maître de Tahiti, lui offre une véritable place de créateur à l’intérieur de cette école, au même titre qu’Émile Bernard et Paul Sérusier», confie encore celui qui élabore le catalogue raisonné de l’artiste. Sa présence au sein de l’iconique collection moscovite dit bien la place de l’artiste dans l’histoire de la peinture moderne. Longtemps oublié, trop souvent considéré comme un second couteau, Moret revient depuis quelques années sur le devant de la scène, à la faveur d’expositions et d’enchères record. En 1983 et 1990 avaient lieu à Drouot deux ventes importantes, consacrées à un ensemble de huit cents dessins, aquarelles et fusains inédits appartenant à Achille Chatenet, beau-fils du peintre. Ces dispersions, dont les résultats occupent encore le top cinq des dessins de l’artiste, réveillaient l’intérêt des collectionneurs et des historiens d’art pour Henry Moret. En 1988, le musée de Pont-Aven en profitait pour révéler son œuvre graphique.
Un artiste discret
Henry Moret est venu à la peinture par goût, par passion, mais aussi par amitié. Une rencontre à Lorient, celle de Jules La Villette, le mène en effet vers les arts. C’est sur les conseils du médecin-major qu’il entame ses classes chez Ernest Corroller, professeur de dessin au lycée de la ville, qui l’aidera ensuite à passer le concours de l’École des beaux-arts de Paris. Dans la capitale, il fréquente d’abord l’atelier d’Henri Lehmann, puis celui de Jean-Paul Laurens, peintre d’histoire renommé. S’il acquiert au sein de l’institution les bases d’un enseignement dit «classique», Henry Moret s’intéresse davantage aux leçons des artistes de l’école de Barbizon, aux œuvres des impressionnistes. Son cœur va vers la nature et ses beautés. Il aime tout particulièrement peindre les paysages bretons, qu’il découvre autour de Lorient ou sur l’île de Groix. La Bretagne est et restera son port d’attache. En 1881, il habite au Pouldu. «Moret est l’un des premiers, sinon le premier, à s’y installer», lit-on dans le catalogue de l’exposition «Henry Moret, un paysagiste de l’école de Pont-Aven», organisée au musée de Quimper en 1998. Paul Gauguin, lui, n’y viendra que cinq ans plus tard, en 1886. Les deux hommes devaient lier connaissance deux ans après, au village de Pont-Aven. Moret fréquente alors la bande de Gauguin, mais, de tempérament solitaire, ne loge pas avec les autres artistes à l’auberge Gloanec. Ses amis, en effet, le décrivent comme un homme réservé. Émile Bernard s’en souvient comme d’«un garçon fort travailleur et fort sérieux, assidu et silencieux. Il partait dans les bois ou les champs avec son matériel et ne rentrait que pour les repas ; écoutant parler plutôt que parlant».
Une manière sensible
Pour autant, Henry Moret participe à la vie des peintres réunis autour de leur chef de file. Il fait d’ailleurs partie des personnalités pressenties pour rejoindre Van Gogh à Arles. Il possèdera une toile de celui qui avait choisi le soleil du Midi, Les Chardons, fruit d’un échange. Mais les questions théoriques autour de la peinture ne l’intéressent guère : «Henry Moret, à vrai dire, n’est pas un intellectuel, il ne se tourmente pas l’esprit pour des raisons esthétiques. C’est un intuitif, sa sensibilité reste perpétuellement en éveil», confient Jean-Yves Rolland et Marie-Bénédicte Baranger. Il écoute, observe beaucoup et modifie sensiblement sa manière au contact des artistes du groupe, usant notamment des aplats de couleur légèrement cernés, chers à Gauguin. D’ailleurs, les œuvres de cette époque présentent de réelles affinités avec celles du maître, notamment le Paysage de Bretagne que conserve le musée des beaux-arts de Quimper, peint vers 1889-1890, exemple des liens qui unissent à ce moment-là les deux peintres. Les tableaux de cette période surtout des années 1890 à 1895, les meilleures de l’artiste sont aujourd’hui les plus recherchés, à l’image des Pêcheuses de 1894, vendues le 6 mai dernier à Brest (Thierry-Lannon OVV) pour 323 290 €, un record pour une toile d’Henry Moret.
Moret, une cote d’amour
Dès 1895, le peintre modifie sensiblement sa manière revenant aux petites touches impressionnistes, sans sacrifier encore la flamboyance de sa palette où dominent les roses et les verts. Ce changement n’est sans doute pas un hasard. Henry Moret a fait cette année-là la connaissance de Paul Durand-Ruel, le fameux promoteur des impressionnistes. Le célèbre marchand cherche la relève. Il la trouve en la personne d’Henry Moret, qui fera jusqu’à la fin de sa vie partie de l’écurie Durand-Ruel. «Les deux hommes n’étaient liés par aucun contrat d’exclusivité, mais le marchand sera le plus grand acheteur d’Henry Moret, acquérant quelque six cents tableaux», précise Paul-Louis Durand-Ruel. Peu disert, mais travailleur, le peintre a en effet beaucoup produit. Son œuvre compte quelque neuf cents tableaux. «C’est un peintre régulier dans sa qualité, confie encore le descendant du marchand, Henry Moret a changé de méthode, mais il n’a jamais connu de hauts et de bas. Ses tableaux sont intéressants à toutes les époques. Côté prix, ils n’ont jamais atteint ce que valaient les maîtres impressionnistes avec lesquels il partageait les thématiques de l’eau et de la lumière.» Par exemple, en août 1898 la galerie cédait à Sergueï Chtchoukine Le Port Manec’h (60,5 x 73,5 cm) pour 1 000 francs, quand un an plus tard, elle livrait au même collectionneur une toile de 1867 de Claude Monet, Une dame dans le jardin, pour 7 500 francs. «Comme pour la plupart des peintres, la cote de Moret a connu une baisse importante après la crise de 1929 et après-guerre, périodes de pénitence, mais elle repart bien », analyse Paul-Louis Durand-Ruel. En 2017, une œuvre de l’artiste se valorise aux enchères à 48 158 €. Sur les trente dernières années, le prix moyen est de 31 500 €. Fidèle à l’œuvre du Normand, la galerie parisienne a consacré dix-sept expositions au peintre à Paris et à New York, ouvrant ainsi le marché aux États-Unis. «La galerie a vendu avant le second conflit mondial soixante-dix tableaux à des collectionneurs américains, précise Paul-Louis Durand-Ruel, mais aujourd’hui, son marché est résolument français.» Avec 685 lots (64,8 %) mis en vente et un chiffre d’affaires de 12,7 M€ (49 %), la France est de loin le plus gros vendeur, devant les États-Unis (25,4 % du produit de vente) et le Royaume-Uni (21,6 %). Au-delà de Sotheby’s et de Christie’s, deux maisons françaises se démarquent, Thierry-Lannon officiant à Brest, avec 14 % des lots mis en vente (148) et 7,7 % du chiffre d’affaires (2 M€) et la maison Millon, avec 1,5 M€ (5,8 %). Cette dernière a tout récemment, le 18 septembre 2017, cédé plusieurs feuilles dont une aquarelle, Rochers de Porspoder (Nord-Finistère), pour 8 060 € bien au-delà du prix moyen pour une œuvre dessinée (1 999,90 €). En juin dernier, l’OVV avait déjà adjugé 114 400 € la Baie d’Audierne, Finistère, une toile de 1910. Il n’est plus rare aujourd’hui de voir une œuvre de Moret franchir le seuil des 200 000 €, comme en février 2017 chez Dupont & Associés OVV, à Morlaix. Vendus 229 400 €, les Voiliers à Doëlan offraient un parfait exemple de la manière du peintre, entre synthétisme et impressionnisme.