Les empâtements d’Eugène Leroy, extrêmes et denses, engagent le regard dans une profondeur inattendue. Rares sont les peintres qui osent privilégier ainsi l’épaisseur de la matière picturale pour aboutir à une substance qui évoque l’écorce d’un arbre centenaire ou encore un magma huileux. La fabrication de ses toiles pouvait s’étaler sur dix ou vingt ans, l’opération consistant à fabriquer la peinture dans la durée. Tout le contraire du jaillissement surréaliste et des avatars modernes de la peinture instantanée. Cette belle rétrospective d’un artiste connu, mais pas assez du grand public, est la deuxième au musée d’Art moderne de Paris, après celle de 1988. Elle couvre l’ensemble de l’œuvre sur un parcours parfaitement misen scène, sobre, clair, et qui fait la part belle à la matière picturale. Il faudrait commencer la visite par la dernière partie de l’exposition, dans les salles éclairées par la lumière naturelle : ici, les couleurs et les matières de Leroy agissent dans toute leur puissance, avec une rare splendeur et une onctuosité digne des grands maîtres, Chardin, Rembrandt, Goya, Mondrian. Là, dans ces salles, on comprend comment la peinture travaille et vit avec la lumière, dans un soulèvement permanent, toujours dynamique. La rétrospective montre bien les deux dimensions contraires de cet artiste : la force d’une intimité profonde, quelquefois secrète, et l’objectivation d’un défi artistique extrême, celui d’aller le plus loin possible dans la recherche d’un absolu, quitte à embarrasser le regard. La révélation d’une exception artistique est assez rare, il ne faut pas la laisser passer.