Ger Luijten (1956-2022) avait conquis Paris où il avait donné une ampleur sans précédent dans le paysage culturel à la Fondation Custodia qu’il dirigeait depuis 2010.
Un regard original sur les œuvres d’art, une recherche constante d’images surprenantes… » Ce sont les premiers mots qui viennent à Taco Dibbits, le directeur du Rijksmuseum d’Amsterdam. « Ger Luijten était passionné par le processus de création de l’artiste. Il était constamment à la recherche d’une perspective différente, de compositions singulières ou d’images qui rendaient compte de la joie de créer. Et ce grand pédagogue, passionné par les écrits d’artistes et la musique, transmettait à tout un chacun sa joie de conserver des œuvres d’art. »
Un bâtisseur
Professeur de dessin pris par le virus de l’histoire de l’art à 23 ans, Ger Luijten débute sa carrière comme conservateur au Boijmans Van Beuningen Museum de Rotterdam de 1987 à 1990, puis entre au cabinet des arts graphiques du Rijksmuseum. Arrivé dix ans plus tard à Paris pour prendre la tête de la Fondation Custodia, Ger Luijten est parvenu à transformer ce lieu confidentiel – dont seuls les amateurs avertis de dessins franchissaient le pas – en un musée bien ancré dans la vie culturelle parisienne. En 2012, il doit faire face à un changement de prisme radical. La Fondation, propriétaire de l’hôtel Turgot et de l’hôtel de Lévis-Mirepoix, louait ce dernier à l’État néerlandais pour y héberger l’Institut néerlandais – un vœu très cher de son fondateur Frits Lugt. En annonçant mettre fin au financement de l’Institut néerlandais, Amsterdam provoque un petit séisme. Mais c’est compter sans le dynamisme de Ger Luijten. Il parvient à convaincre qu’il est possible de faire vivre les quatre étages du bâtiment. Il met à disposition de l’ambassade néerlandaise un niveau pour l’Atelier néerlandais. La Terra Foundation for American Art s’installe au deuxième, tandis que la bibliothèque déménage au quatrième étage et est recentrée sur les collections d’histoire de l’art – 130 000 volumes en grande partie en accès libre, soit la quatrième bibliothèque d’histoire de l’art en France. Dans la foulée, une librairie spécialisée est ouverte au rez-de-chaussée et les espaces d’exposition, au premier étage pour l’art classique et au sous-sol pour l’art contemporain, sont repensés.
Paris et son public d’arts graphiques
En quelques années, les expositions de la Fondation Custodia sont devenues incontournables. Une communication bien pensée et un sens de l’accueil unique – avec par exemple les petits catalogues distribués gratuitement à chaque visiteur – permettent de conquérir et de fidéliser un vaste public. Avec audace. Dans le domaine de l’estampe, comme l’expert Antoine Cahen le souligne : « Ger Luijten a prouvé qu’il existait un public pour des sujets pointus avec “ Hieronymus Cock. La gravure à la Renaissance ” (2013) ou “ Vagues de renouveau. Estampes japonaises modernes 1900-1960 ”, étonnante exposition par la nouveauté des images ; et surtout, il a beaucoup fait pour mettre en lumière la production contemporaine d’artistes ayant pratiqué l’estampe. Il suffit de songer à “ Capturer la lumière. L’œuvre sur papier de Jozef van Ruyssevelt ” (2016), “ Anna Metz. Eaux fortes ” (2020), “ Siemen Dijkstra. À bois perdu ” (2020) ou “ Charles Donker. D’abord regarder ” (2021). Ger Luijten avait un souci constant de tisser des liens et de donner une pérennité à ces terrains de prédilection, d’où le programme Junior Curator estampes et dessins organisé en partenariat avec le Rijksmuseum. »
L’émulation Ger Luijten
Créée en 1947 par Frits Lugt et Jacoba Lugt-Klever, la Fondation Custodia n’a connu depuis la disparition de Frits Lugt, en 1970, que trois directeurs, Carlos Van Hasselt, Maria Van Berghe et Ger Luijten. Chacun a apporté sa pierre à l’édifice. Si Ger Luijten est resté fidèle à ses prédécesseurs en achetant beaucoup d’écrits d’artistes, d’estampes dont certaines très rares, de dessins italiens appréciés par Frits Lugt, flamands et hollandais bien sûr, il a aussi beaucoup fait pour les esquisses du XIXe siècle, les œuvres d’artistes contemporains hollandais et les miniatures françaises, mais aussi les autoportraits. Et en douze ans, il est devenu le moteur d’une véritable émulation sur le marché de l’art parisien, que ce soit en salle des ventes ou auprès des marchands, même des plus jeunes. « En achetant des œuvres accessibles financièrement mais de qualité muséale, explique Éric Turquin, Ger Luijten a prouvé qu’en menant une réflexion bien ciblée sur la politique d’acquisition d’un musée, il était possible d’anticiper. Dans cinquante ou cent ans, on se demandera comment était-il possible de réunir une telle collection et de dépenser 10 000 ou 15 000 € pour des œuvres qui en vaudront cent fois plus. Et dans cinquante ou cent ans, je suis sûr que c’est un conservateur à qui l’on rendra hommage. Il incarne un modèle et il est entré dans l’histoire de l’art.» « Ger Luijten suivait absolument tout le marché d’une façon très attentive, souligne son ami Nicolas Schwed. Il était le seul conservateur en France aussi près de l’actualité. L’une de ses dernières acquisitions, quelques jours avant sa disparition, était justement un dessin du Maître des Albums Egmont, mal catalogué dans une vente publique, qu’il avait identifié. » Nicolas Schwed, comme beaucoup, insiste sur les qualités personnelles de Ger Luijten : « Il était très fin, très rapide, il se trompait rarement, si ce n’est jamais. Il comprenait très bien la qualité et avec lui tout était toujours simple, d’autant plus qu’il avait à cœur de bâtir pour la Fondation Custodia des relations à long terme. Avec son franc-parler et son humeur toujours joviale, il donnait l’impression de ne jamais se prendre au sérieux alors qu’il faisait son travail toujours très sérieusement. Il était l’élégance même et c’est la seule personne qui faisait consensus absolu dans le monde du dessin. » La collectionneuse Alice Goldet – dont l’appétence pour les esquisses en plein air et le goût ont été mis en lumière à l’occasion de l’exposition « Sur le motif. Peindre en plein air 1780-1870 » présentée à la National Gallery de Washington, à la Fondation Custodia puis au Fitzwilliam Museum à Cambridge – se désole : « Le décès de Ger nous a frappés comme un coup de massue. J’ai presque refusé d’y croire. Nous partagions énormément même si nous pêchions dans le même étang, pour ainsi dire. C’est comme au tennis : tu joues mieux si ton adversaire joue très bien, et je crois que j’étais inspirée par le talent de Ger à poursuivre et à rechercher des œuvres fraîches et lumineuses au détriment de compositions plus traditionnelles et décoratives. Nous avions évoqué quelques jours auparavant de nouveaux projets. Lui, typiquement enthousiaste, pragmatique, généreux, imaginatif, mais toujours si clair dans sa vision… » Paris pleure un grand monsieur généreux.