La maestria du célèbre ébéniste sculpteur s’impose au premier coup d’œil. L’objet, qui plus est, donne la mesure d’une histoire mouvementée. De Versailles aux enchères...
Charles Cressent (1685-1768), cartel d’applique et son socle en bronze ciselé et doré, cadran signé «J.B. Baillon à Paris», vers 1745, 119 x 40 x 20 cm.
Estimation : 100 000/150 000 euros
L’amour survolant le cartel brandit une faux, allégorie du temps. Joufflu, potelé, il n’inspire aucune crainte, même aux dragons qui s’agitent au-dessus de Borée soufflant, ce vent du nord si sérieux malgré son visage poupon. La tête de femme du mascaron, au pied du cadran, est tout aussi sereine. Le temps peut passer, l’oeuvre restera immuable. Car l’angelot matérialise l’idée de la jeunesse, qui triomphe du temps. Et l’époque est aux célébrations de l’amour : le mariage du dauphin, Louis de France, avec Marie-Thérèse d’Espagne a lieu en février 1745. À cette date, les archives du garde-meuble de la Couronne enregistre sous le n° 42 : «Une belle pendule en bronze doré d’or moulu faite par Jean-Baptiste Baillon, dont le cadran est d’émail et les aiguilles de bronze doré, portée sur deux consoles accompagnées de palmes, au milieu desquelles est un masque de femme ; sur les côtés sont des ornements en mosaïques et deux bouquets de fleurs ; le haut est terminé d’un amour tenant de sa main gauche une faux ; le pied aussi de bronze doré, orné de rocailles, fleurs, plumes, deux dragons et d’une tête de Borée, haute de 4 pieds avec le pied sur 14 pouces de large.» Cette pendule en cartel est destinée à la chambre de la dauphine, dans les appartements aménagés pour le jeune couple dans l’aile du Midi, à Versailles. Le créateur de la cage et du socle en bronze n’est pas mentionné mais, grâce à plusieurs modèles similaires connus, on sait qu’il s’agit de Charles Cressent. Sculpteur de formation, cet ébéniste concevait et finissait les bronzes de ses meubles, comme l’attestent plusieurs procès que lui intenta la corporation des bronziers. Vers le milieu des années 1730, Cressent crée un type de cartel qui lui vaudra grand succès. Alexandre Pradère, auteur de Charles Cressent, sculpteur et ébéniste du Régent (éd. Faton, 2003), le qualifie de «premier modèle». L’ébéniste sculpteur le déclinera à plusieurs reprises, en l’associant le plus souvent avec des consoles d’applique servant de support, dont il exécute essentiellement deux variantes.
Le premier type figure un lion paraissant surgir de motifs stylisés et semble être stylistiquement le plus ancien. Quatre exemplaires sont actuellement connus, dont l’un est visible au musée des Arts décoratifs, à Paris, un deuxième étant conservé au Louvre. Le second type de socle est centré d’une tête de Borée, comme ici, un modèle très rare, repris par exemple par Saint-Germain. Mais, revenons à l’histoire de ce cartel d’applique. En 1746, la dauphine meurt peu après avoir accouché d’une fille, qui décédera deux ans plus tard. Veuf à 17 ans, Louis de France se remarie l’année suivante avec la fille du roi de Pologne, Marie-Josèphe de Saxe. Le nouveau couple s’installe dans les deux appartements situés au sud du rez-de-chaussée du corps central du château de Versailles. Les meubles et objets livrés en 1745 suivent le déménagement, et le cartel de Baillon est accroché dans la nouvelle chambre à coucher du dauphin. À sa mort, en 1765, Madame Louise hérite des logements de son frère et laisse en place la somptueuse pendule ; en 1770, elle quitte Versailles pour prendre le voile au carmel de Saint-Denis. À cette date, le cartel a dû être placé dans la chambre de la reine, où il est mentionné jusqu’en 1792. Ce chef-d’oeuvre représentatif de l’art de Cressent disparaît dans les tourmentes de la Révolution. Une oeuvre à la jonction de deux styles : Louis XIV par les formes symétriques de la pendule et la marqueterie de type Boulle, Louis XV par la dissymétrie du socle et l’inventivité du décor, animé de dragons et de la tête d’un vent. La riche clientèle de Cressent a su reconnaître très tôt la nouveauté et la valeur de ses objets d’art. Le roi Jean V du Portugal, par exemple, lui commande une pendule, dont certains éléments terminés sont saisis chez le sculpteur ébéniste, en 1733, par la corporation des ciseleurs doreurs. Ils sont décrits ainsi : «Une faux, [...] la nuée et l’enfant pour mettre dessus». Des motifs que Cressent sait marier de diverses manières... pour le plus grand plaisir de ses commanditaires.