Précieusement conservés, quatorze tableaux de l’artiste montmartrois vont connaître leur baptême du feu le 23 novembre à Drouot.
C’est l’histoire d’une rencontre entre un constructeur d’avions et un peintre. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, Maurice Utrillo est apprécié de quelques collectionneurs et sa notoriété gagne écrivains et critiques d’art. Francis Carco est de ceux-là, qui ne tarit pas d’éloges sur l’œuvre de cet artiste profondément croyant, solitaire, au tempérament mélancolique traduction du combat contre son addiction à l’alcool et son instabilité mentale. Le marchand Léopold Zborowski succède à ceux qui l’avaient soutenu à ses débuts : César Gay personnage pittoresque de la Butte, ancien gardien de la paix, propriétaire d’un débit de boissons et du restaurant La Belle Gabrielle , Louis Libaude et le père Soulié. Ancien lutteur, celui-ci se fait brocanteur spécialisé dans la literie avant de devenir marchand de tableaux en vendant aux artistes de la toile qu’ils lui paient en gouaches ou en dessins. Ou encore Berthe Weill, surnommée affectueusement la Petite Mère Weill, qui vit dans sa galerie rue Victor-Massé, parmi les œuvres de Matisse, Derain et Dufy, suspendues par des pinces à linge. En 1919, Zborowski prend en charge les frais d’hospitalisation d’Utrillo à l’asile de Picpus, où il séjourne trois mois pour alcoolisme, mais requiert l’aide financière de deux hommes d’affaires : Jonas Netter, représentant de commerce et mécène de Modigliani, et Pierre Levasseur (1890-1941). Ce dernier est à son tour sollicité par André Utter, époux de Suzanne Valadon et ami d’Utrillo. Le constructeur d’avions, dont l’un des appareils les plus célèbres est L’Oiseau blanc, à bord duquel disparaîtront Nungesser et Coli en mai 1927, signe avec l’artiste un contrat d’exclusivité le 10 octobre 1919. Par celui-ci, Utrillo s’engage à fournir chaque mois sept tableaux (d’une taille de douze à vingt figures) contre une mensualité de 2 000 F. Trois mois plus tard, celle-ci est renégociée à 2 500 F et le nombre de tableaux diminué à six. C’est la rançon du succès…
Avionneur et marchand d’art
Quarante-quatre toiles seulement seront livrées et vendues jusqu’en juin 1922, date à laquelle le contrat cesse, obligeant Suzanne Valadon à puiser dans sa propre collection une dizaine d’œuvres de son fils. Quatorze tableaux seront conservés par Pierre Levasseur dans son appartement parisien, puis par sa fille Colette. Femme d’affaires elle a continué à faire fructifier l’entreprise paternelle , grande sportive, passionnée de peinture, elle a veillé jalousement à la préservation du patrimoine culturel jusqu’à son décès le 30 mars 2016. Si nos tableaux figurent au catalogue raisonné de l’œuvre complet de l’artiste par Paul Pétridès, ils n’ont jamais été prêtés pour être exposés et sont demeurés dans le cercle familial. Nettoyées en 1962, tendues sur de nouveaux châssis les anciens ont été conservés à l’arrière ainsi que leurs inscriptions ou localisations par le peintre , ces toiles sont montrées pour la première fois au public, ainsi que la correspondance de Levasseur avec le peintre, des sanguines de Suzanne Valadon, des tableaux d’Albert Lebourg et André Hambourg, des bijoux, des objets d’art et du mobilier. L’artiste ne datant pas ses œuvres, c’est grâce aux indications figurant sur les livraisons et aux reçus correspondants que l’on sait qu’elles ont été exécutées entre 1910 et 1920. Elles appartiennent donc pour la plupart à la période colorée, qui succède à la manière blanche des années 1910, et ont bien sûr, pour certaines, la place du Tertre et ses environs comme cadre. À commencer par cette vue de L’Ancien Maquis à Montmartre (40 000/50 000 €, voir Gazette n° 35, page 8), dont Maurice Utrillo, architecte de la géométrie, dresse un portrait réaliste et naïf à la fois. Quatre autres représentations de ce quartier l’accompagnent dont cette rare Place des Abbesses (voir photo page 15) moins d’une dizaine de tableaux de ce lieu figurent au catalogue raisonné animée de personnages. Cette vue est la première sur ce thème à mettre en scène des silhouettes. Les contrastes de tons sont forts, les murs décrépis, le ciel tourmenté, sorte d’écho au caractère troublé du peintre…
5 000 œuvres en cinquante ans
Venu à la peinture vers 1903, sans avoir reçu aucune formation artistique, Utrillo connaît le travail de Toulouse-Lautrec et de Renoir, dont sa mère fut le modèle. C’est sur les conseils de celle-ci et ceux des médecins, qui considéraient l’art comme un moyen de tenir l’alcool à distance et de contenir son déséquilibre mental, que le jeune homme débute. «Continuant à suivre les impulsions de mon tempérament pictural, je travaille comme il me plaît et suivant mes inspirations dictées par mon caractère essentiellement sympathique», écrit-il dans son autobiographie inédite. Il aime le pittoresque et le désuet que lui offrent souvent les cartes postales. Utrillo a réalisé qu’il pouvait tout aussi bien peindre d’après des photographies en noir et blanc qu’en se rendant sur le motif. Il choisit ses lieux, les réinterprète, crée ce que personne d’autre ne voit. Il voyagera peu mais ne cessera presque jamais de peindre malgré les vicissitudes de son existence, lui qui connaîtra de nombreuses périodes de soin et d’enfermement, contraintes ou volontaires, à Villejuif, à Picpus ou dans le XVIe arrondissement. Deux vues d’asile, La Clinique du docteur Blanche à Auteuil (30 000/40 000 €) et le Jardin à Picpus (20 000/30 000 €), et une de L’Église de Villejuif sont ainsi livrées à Pierre Levasseur. Remise également, le 10 janvier 1920, Avenue de Versailles et la tour Eiffel (voir photo) a été peinte en 1919. C’est la première fois qu’il représente la Dame de fer depuis la rive droite, et c’est l’une des trois œuvres sur ce sujet. Difficile d’imaginer qu’il y a moins d’un siècle les gens pouvaient se promener, à pied, au milieu de ce qui fut le début de la route nationale 10, reliant Paris à l’Espagne en passant par Bordeaux… Si certains tableaux semblent préfigurer ceux de Bernard Buffet avec leurs lignes rigides, leurs volumes cernés de noir, leurs branches se tendant tels des bras vers le ciel et leur architecture anguleuse, comme cette vue de La Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon (voir page de droite), on pense à Alfred Sisley et à Camille Pissarro devant Effets de neige à Puys en Côte-d’Or (voir ci-ci-dessus). Avec le fondu de ses formes, ses couleurs qui contrastent sur le blanc de la neige, ses silhouettes hâtives suivies de leurs pas, ses arbres dénudés, ce ciel menaçant, l’artiste opte pour un tableau d’atmosphère. «Mon fils peint des chefs-d’œuvre à partir de cartes postales quand d’autres pensant faire des chefs-d’œuvre ne font que des cartes postales», répondait Suzanne Valadon aux critiques, qui ne manquaient pas à l’époque. Verdict dans quelques jours.