Qui perçoit Rosa Bonheur comme chantre de la ruralité n’ayant peint que des scènes de labour, des troupeaux de vaches et de moutons dans de vertes campagnes, doit se rendre au musée des beaux-arts de Bordeaux au plus vite. Il y découvrira l’œuvre riche et polymorphe de cette artiste polyvalente, à la personnalité bien trempée et à la vie hors norme. Pas moins de deux cents peintures, sculptures, dessins, gravures, objets et documents se déploient sur les trois niveaux de la galerie du musée, dont plusieurs tableaux et études peintes de première importance, montrées en France pour la première fois. «Cette exposition n’est pas une rétrospective exhaustive mais le fruit d’une volonté de montrer le meilleur de l’œuvre prolixe de Rosa Bonheur, précise d’emblée Sophie Barthélémy, la directrice de l’institution bordelaise. Elle résonne avec les causes sociétales et environnementales d’aujourd’hui. L’artiste a été une égérie de la cause animale, qu’elle a défendue ardemment. Elle fut l’une des premières membres de la Société protectrice des animaux, créée en 1845. Elle était aussi écologiste avant l’heure… Elle coche un peu toutes les cases et révèle aujourd’hui sa modernité, également du fait de ses choix de vie audacieux pour l’époque. On a collé diverses étiquettes à Rosa Bonheur, mais elle est inclassable. Elle est toujours là où on ne l’attend pas !» La première réussite de l’événement est de mettre la sensibilité de l’artiste pour la faune et son intérêt pour ceux qui la composent – vus comme des individus à part entière – au centre du propos. Une véritable galerie de modèles à poil et à plume y est mise en scène, confrontant de manière inédite des effigies de grand format : «Des animaux en majesté qui nous voient plus qu’on ne les regarde, dans une forme de rapport inversé», selon Sandra Buratti-Hasan, l’une des commissaires et directrice adjointe du musée. Une manière pour la peintre de «questionner l’anthropocentrisme» et de mettre ses sujets en lumière avant toute chose. «On est très frappé par leur regard, ajoute Leïla Jarbouai, conservatrice en chef au musée d’Orsay. Par lui, Rosa Bonheur interroge aussi la rencontre avec l’animal : elle donne à voir un lien qui n’est pas toujours dans la domination.» L’un des partis pris – ô combien pertinent et passionnant – est de mettre à l’honneur la polyvalence et la virtuosité d’une artiste presque autodidacte, qui s’est formée dans l’atelier familial et a toujours œuvré sur le motif, au plus près des bêtes. Son processus créatif, patient et minutieux, est donné à comprendre, de même que l’importance fondamentale de ses voyages effectués dans différentes régions de France, en Angleterre et en Écosse… sans oublier l’Amérique et les plaines du Grand Ouest, qui n’auront été qu’un voyage rêvé, au demeurant tout aussi fertile. Mais qu’on ne s’y trompe pas : «Cette exposition n’est pas un aboutissement mais un lancement, car elle vient ouvrir des pistes et de nombreuses perspectives», prévient Leïla Jarbouai. Citons parmi elles la question de la création collective dans l’œuvre de l’artiste – notamment avec ses frères Auguste et Isidore, sa compagne Nathalie Micas, le portraitiste Édouard Dubufe, le Britannique Edwin Landseer, ses amis Auguste Cain et Paul Chardin –, celles de son tropisme anglais comme de sa pratique et son usage de la photographie. De quoi susciter des vocations scientifiques et bousculer le marché de l’art.