À l’heure où la photographie primitive est supplantée par le goût pour des tirages contemporains de grand format, ainsi que la spécialiste Viviane Esders en faisait le constat (voir l'article Changement d’objectif ! de la Gazette n° 31, page 20), il est un domaine qui résiste, progressant même : celui du voyage au XIXe siècle. Aucune ombre ne vient se poser sur les clichés de ces photographes, artistes patentés, archéologues, soldats ou simples promeneurs fascinés tout à la fois par les lieux découverts et par cette nouvelle technique qui permet de fixer le temps. Grâce à leurs regards, ce sont des milliers d’images d’hier qui apparaissent aujourd’hui devant nos yeux ébahis de tant de beauté perdue. Avec le XIXe, l’Orient se livre dans toute sa diversité. C’est un véritable aimant, qui fait écrire à Victor Hugo, en 1829 dans Les Orientales : «Tout le continent penche à l’Orient». Près de deux cents ans plus tard, le 14 novembre 2018, la dispersion par la maison Delon -Hoebanx de soixante et onze tirages de Gustave Le Gray, dont une majorité d’inédits, faisait figure d’événement. La trace de ces clichés étant auparavant perdue, leur retour a été salué d’enchères à la hauteur : un total de 1 176 963 € et 100 % des lots vendus. 198 900 € éclairaient l’épreuve albuminée de la Salle hypostyle à Thèbes, 114 750 € celle montrant Le Nil à Assouan, la Vue prise aux environs du Caire menant à 63 750 €. Et ce ne sont là que quelques exemples d’une fascination durable, dont le marché se fait régulièrement l’écho et qui nécessite quelques zooms.
Un âge d’or
L’exploration de l’Orient débute au XVIIIe siècle, mais c’est bien au XIXe, après l’expédition d’Égypte de Bonaparte de 1798, qu’elle se généralise. Fantasmes et études scientifiques s’y mêlent, sans que l’on sache parfois ce qui relève de la part des uns ou des autres. Dans le même temps, le monde de l’art assiste à l’apparition d’un médium appelé à révolutionner à jamais notre vision sur le monde : la photographie. La rencontre de ces deux nouveautés va donner naissance à un âge d’or en la matière, invitant à une longue déambulation entre Égypte, Palestine, Syrie, Liban et Turquie. Comme les peintres et les écrivains, les photographes rêvent de la sensualité des femmes du harem, un sujet non retenu ici car nécessitant de longs éclaircissements, de vestiges antiques, de paysages exotiques et de l’immensité silencieuse du désert. Ils les fixent sur des tirages qui ont aujourd’hui le parfum de la nostalgie, plus que de la réalité. On ne leur en veut pas, tout au contraire. Durant trois décennies, de 1850 à 1880, l’Orient a constitué une véritable terre promise. Maxime Du Camp, parti le premier, dès le 4 novembre 1849, en compagnie de son ami Gustave Flaubert, en rapportera plus de deux cents images. Il sera rapidement rejoint sur ces routes encore incertaines par Félix Teynard, John B. Greene, Théodule Devéria ou encore Auguste Salzmann et Louis De Clercq, parmi ces amoureux jamais déçus.
Flou photographique
Une technique mise au point par William Henry Fox Talbot (1800-1877) en 1841 apporte sa petite encre. Le calotype, en fait le négatif papier, va fortement faciliter la vie de nos pèlerins, remplaçant avantageusement et tout en légèreté le négatif sur verre ! Il confère aussi aux tirages une esthétique particulière, légèrement floue, qui ajoute à leur charme. Né pour être un outil, par ses résultats positifs il devient aujourd’hui une source de recherche pour les collectionneurs. On se souvient de la vente chez Millon, le 8 novembre 2016, d’une importante série de négatifs sur papier ciré de François Joseph Édouard de Campigneulles (1826-1879), rapportés de son périple au Moyen-Orient. Ils n’avaient pas laissé indifférent et faisaient allègrement chanter la table des multiplications : 23 400 € étaient nécessaires pour La Grande Pyramide et le Sphinx, Ghiseh de 1858, 22 100 € pour de Grands palmiers, Nubie photographiés la même année. Heureux temps où s’ouvraient tous les horizons… Les artistes s’autorisent alors à pousser chaque porte, même celles des lieux les plus fermés. Les villes saintes de l’Islam se révèlent ainsi dans l’objectif des audacieux. Christiaan Snouck Hurgronje (1857-1936) est de ceux-là. Fort d’un doctorat sur les origines préislamiques du Hajj, ce Hollandais se rend à La Mecque pour exercer la fonction de conseiller sur les affaires autochtones auprès des autorités consulaires de son pays. Il se prétend converti à l’islam et obtient de photographier les lieux et les pèlerins, avant de se faire démasquer et expulser par le sultan. Il aura le temps de confier son matériel à son assistant, Abd al-Ghaffar, qui poursuivra ses explorations à partir de 1885. De retour chez lui, Christiaan Snouck Hurgronje publie un ouvrage regroupant ses clichés, ne manquant pas d’y associer ce dernier. Le 17 juin dernier, à nouveau chez Millon, un ensemble de leurs images retenait 120 905 €, une nouvelle preuve de l’intérêt non démenti pour ces documents historiés et originaux.
Les regards se portent plus loin
Les temps de voyage se raccourcissant (grâce au percement du canal de Suez, aux lignes de chemins de fer partant à l’assaut des montagnes et des vastes plaines, au grand nombre de paquebots affrontant les immensités des océans), sont, entre autres bienfaits, autant de facteurs qui envoient toute une nouvelle vague de curieux à l’aventure. Après l’Orient, la ruée vers l’Extrême-Orient est des plus logiques. Voici donc nos intrépides voyageurs en Chine, devant la Grande Muraille ou les enceintes de la Cité interdite. Évidemment, la magie fonctionne : avant leur arrivée, la connaissance du pays reposait sur des peintures et des récits de voyage illustrés, plus ou moins largement diffusés. Dès les années 1860, des pionniers de la photographie cherchent à capturer villes et paysages. L’Italien Felice Beato (1832-1909) et l’Écossais John Thomson (1837-1921) sont de ces professionnels aventuriers. Le premier est envoyé pour documenter la seconde guerre de l’opium. Thomson se déplace le long des fleuves et plonge dans le quotidien, se plaisant à saisir les Chinois dans leurs activités, ce qui lui vaut d’être considéré comme un précurseur du photoreportage. Mais l’immense empire attire aussi les militaires, les médecins, les missionnaires ou encore les simples voyageurs, tous voulant en repartir avec un témoignage de cette culture ancestrale. Le 17 décembre 2018, puis le 17 juin 2019, la maison Tessier & Sarrou et Associés proposait différents albums de Robert de Semallé (1839-1946). Ce nom connu des seuls familiers des relations diplomatiques (l’homme était secrétaire d’ambassade en Chine de 1880 à 1883) rejoint, grâce à ces deux ventes, la longue cohorte des photographes amateurs de talent. Les résultats dépassaient les espérances : 245 760 € pour les huit albums comportant 1 419 tirages papier, 640 000 € pour les 439 négatifs au collodion montrant des vues différentes du palais d’Été, d’architectures, de jardins et de montagnes… Un véritable tour de l’Empire. En Orient, après ces décennies pionnières, la photographie de voyage prend une tournure commerciale, le tourisme l’y menant presque inexorablement. Les esprits plus intrépides ont déjà pris la direction d’autres inconnus, les pôles, l’Afrique noire, l’extrême Extrême-Orient… mais ceci est un autre récit.