Pendant plus de quatre décennies, le collectionneur Gilles Labrosse (1952-2019) a arpenté l’Hexagone, des puces parisiennes aux brocantes méridionales sans oublier les salles de ventes – en particulier celle de son amie, Me Mathilde Sadde-Collette, à Moulins –, afin de satisfaire une seule passion : celle du vêtement ancien et de ses accessoires. Photographe de profession, il n’était pas solitaire dans cette quête, car son compagnon Éric Girardon, lui-même enseignant, partageait la même fascination. Des pièces, parfois très rares et pour l’essentiel d’origine française, qu’ils avaient mises à la disposition du public dans leur musée de la Mode retrouvée, ouvert dans leur demeure de Digoin, en Saône-et-Loire, sur le modèle des period rooms. Le couple était bien connu dans le petit milieu des collecteurs d’objets de mode, amateurs privés ou conservateurs de grandes institutions. Ces dernières années, Gilles Labrosse avait prêté généreusement certains de ses trésors à des expositions marquantes, telles «Sous l’empire des crinolines», au palais Galliera en 2009, ou «L’impressionnisme et la mode», au musée d’Orsay en 2012 puis à New York et Chicago.
Robes de cour et robes d’indienne
Le goût pour l’exceptionnel du collectionneur a trouvé un parfait écho dans les tendances du XVIIIe siècle, particulièrement inventives. Un ensemble important de tenues, officielles ou «à la négligé», en soie ou en coton d’indienne, à corps baleiné ou souple, en dessine ici toute la variété. La plus spectaculaire d’entre elles demeure la robe de cour à la française, de grand apparat, datant des environs de 1770-1780. Dans un très bel état, elle se compose de larges paniers, de deux pièces d’estomac et d’une jupe en brocart de soie ; celui-ci, peut-être tissé à Lyon, est filé en or et argent, avec un décor de grandes tiges ondulantes chargées de fleurs au naturel. Au dos, des plis «Watteau» forment un manteau à traîne… Elle devrait atteindre 12 000/15 000 €. Plus facile à porter est une autre robe de la même période, toujours à la française mais en indienne, ou chintz, donc en coton imprimé –peut-être par la manufacture de Jouy – de guirlandes de fleurs (5 000/7 000 €). On n’oubliera pas, pour les compléter, d’acquérir des souliers à talons, comme deux paires en tissu, pour 2 500/4 000 € l’ensemble. Du côté du dressing masculin, on commencera, à raison de 1 500/ 2 500 €, par une veste longue d’habit, ou justaucorps taillé vers 1700-1720, dans un brocart lamé et chenillé or et argent, au décor dit «bizarre», venu de Venise ou de Lyon. Cousu vers 1780, un précieux habit de cour trois-pièces, en satin vert céladon brodé de rinceaux, pourra se porter moyennant 4 000/6 000 €. Pour le même prix, on essaiera l’un des quelques «banyans» – ces manteaux d’intérieur d’homme – que compte la collection, celui-ci en lampas bleu et crème, assorti de son gilet.
Une silhouette en perpétuel renouvellement
Le XIXe siècle débute sous les auspices de l’Antiquité, inspirant les tuniques légères du Directoire et de l’Empire, à la taille haute. On en a un parfait exemple avec une robe de bal, à décolleté bateau, réalisée entre 1810 et 1815, en tulle de soie crème brodé d’un semis de fleurettes (2 000/3 000 €). Avec l’époque romantique, les silhouettes vont reprendre des formes, en s’inspirant de la Renaissance. En atteste une robe de 1835 environ, en taffetas jaune broché de bouquets rouges d’inspiration moghole, dotée de caractéristiques manches à très grands gigots (entre 1 500/2 000 €). Commence alors une longue période où les jupes, arrondies, ne vont cesser de prendre de l'envergure, jusqu’à atteindre une circonférence jamais vue, grâce à l’invention de la crinoline… Incontournable à partir de 1860, cette cage légère, constituée de lames de fer et de bandelettes, atteindra son amplitude maximale vers 1863, avec plus de 150 cm de diamètre. «C’est cette mode extravagante, synonyme du faste second Empire qui avait la préférence de Gilles Labrosse et d’Éric Girardon, incollables sur ses évolutions rapides», se souvient Serge Liagre, leur ami et consultant sur la vente. En atteste une somptueuse robe de bal des années 1862-1865, à crinoline projetée en taffetas bleu, accessible entre 1 200 et 1 600 €. Après 1869, une autre folie s’installe, initiée par le premier grand couturier, Charles Frédéric Worth : celle des tournures et autres «culs de Paris», qui donnent du volume à l’arrière ; en 1885, la longueur absolue sera atteinte avec le «strapontin», artifice horizontal que l’on retrouve sur une robe de jour en taffetas vert émeraude (900/1 200 €). Le courant historiciste, qui affecte alors tous les arts, s’immisce aussi dans la mode (voir encadré ci-dessous), et surtout chez Worth, qui griffe vers 1895 une robe de réception en ottoman d’inspiration Louis XIII, avec grand col rabattu sur les épaules (3 000/4 000 €).
Le corps de la femme peu à peu libéré
Il faudra attendre le début du XXe siècle pour que la silhouette féminine retrouve, avec la ligne en «S», des volumes au plus près du corps… mais tout aussi artificiels ! Corsetée, entravée, coiffée de chapeaux surdimensionnés, la femme ne doit son salut qu’à Paul Poiret qui, en 1906, décide de jeter le corset aux orties, avant d’imposer la taille haute de style Empire. Une étonnante cape du soir burnous en satin rose, des alentours de 1915, dans son goût mais non signée, évoque, pour 500 à 1 000 €, la fantaisie du couturier novateur. À l’avant-garde, on trouve aussi Mariano Fortuny, qui prône le retour à la ligne grecque, représentée ici par un beau spécimen de sa légendaire tunique «Delphos», en soie plissée, inventée en 1907 (3 000/4 000 €). L’heure de la libération sonne enfin à l’aube des années 1920, avec des coupes tubulaires, à taille abaissée voire inexistante. Merveilleuse créatrice, Madeleine Vionnet a imaginé vers 1921 une robe du soir, dite aux «petits chevaux noirs» ; en crêpe de soie entièrement brodé de perles, elle s’orne de motifs de frises d’équidés et devrait partir pour 8 000/12 000 €. Datant de la même période, on admirera aussi une robe de Poiret haute couture (numérotée 40330) en perles brodées à motifs de roses, dans le style de Raoul Dufy (10 000/12 000 €). Quant à Coco Chanel, elle mettra souvent l’accent sur le côté pratique de tenues désormais adaptées aux activités de plein air. En témoigne une robe balnéaire en soie qu’on peut lui attribuer, vers 1925-1930 (600/1 000 €).
Haute couture glamour
«Au début des années 2000, Gilles Labrosse a commencé à s’intéresser à la haute couture des années 1950, sans doute parce qu’il y retrouvait ce côté architecturé, recherché dans la mode de la seconde moitié du XIXe siècle», rapporte Serge Liagre. De fait, Christian Dior corsète à nouveau les femmes, les habille de volumineuses toilettes renforcées par de nombreuses épaisseurs… Son credo new look trouve ici une illustration avec une robe de grand soir, de la période 1950-1955 (numérotée 363404), en appliqué de rubans de satin noir et six jupons de tulle, modèle d’un chic accessible pour 4 000/6 000 €. Mêmes période et estimation pour une autre robe de bal, cette fois en ottoman de soie crème par Pierre Balmain, numérotée 87681 et brodée d’un décor baroque. Pourtant, à l’opposé de ces constructions baleinées, la ligne droite antiquisante résiste, avec une autre griffe, celle de Madame Grès ; une tenue du soir en jersey de soie blanc lui est attribuée, en raison de son virtuose travail de plissés asymétriques (prévoir 2 000/3 000 €). Des conceptions très différentes, mais toujours le même but : magnifier le corps féminin !