Les deux premières ventes d’un ensemble pléthorique, mais d’une insigne qualité, réuni par un passionné, Roger Passeron, devenu fin connaisseur, embrassent toute l’histoire de la gravure, de Dürer à Masson.
Si les ventes de gravures et d’estampes ont lieu régulièrement à Drouot, un temple pour cette spécialité, la dispersion qui s’annonce les 17 et 18 décembre devrait rester dans les annales. D’abord par l’ampleur de l’ensemble réuni, 530 numéros en deux jours de vente, de Dürer à Picasso en passant par Miró, Matta, Gorky, Dufy, Dix… Mais aussi par la personnalité du collectionneur. C’est peu dire que Roger Passeron fut un passionné. Quelques jours avant sa disparition récente, centenaire, il demandait à ses enfants d’acheter une zincographie de Michaux… « Il envisageait un livre sur les calligrammes et la gravure, réunissant des œuvres d’André Masson, Max Ernst et Henri Michaux », précisent ses enfants dans le catalogue de la vente. La gravure ? Roger Passeron est tombé dedans quand il était tout petit. Son père, Alfred, était en effet marchand d’estampes rue de Seine. Pourtant, le jeune homme ne suit pas comme d’autres la voie familiale. Après des études d’ingénieur, il devient directeur des usines Air-équipement de Blois. Mais les gènes étaient là, et il se mit rapidement à collectionner la « belle estampe », arpentant le Quartier latin, poussant sans relâche la porte des marchands — de Mazo à Prouté, sans oublier l’incontournable Petiet —, dont on retrouve les noms au revers des feuilles, et parfois aussi celui de Drouot. C’est un collectionneur exigeant, perfectionniste. « Il est allé jusqu’à revendre tour à tour une dizaine de planches d’une même œuvre quand il en trouvait une plus jolie, plus contrastée. Je n’ai jamais vu ça ! D’habitude, les amateurs achètent une estampe et échangent parfois contre un exemplaire meilleur. Il était sans cesse en quête de perfection », résume le commissaire-priseur Rémy Le Fur, qui organise la dispersion. Une quête qui ne devrait pas laisser les enchérisseurs indifférents… « Ce qui comptait pour lui ? Avant tout la qualité. S’il achetait beaucoup, il n’accumulait pas », confie Antoine Cahen, expert de la vente pour la partie ancienne, qui l’a bien connu en tant que marchand. Et de poursuivre : « Ce n’était pas un compulsif ; il achetait les feuilles une par une, avec discernement, veillant scrupuleusement à ce qu’elles soient en très bon état. Si bien que les pièces proposées n’ont que très rarement des défauts. Il était attentif à rechercher les premières épreuves, car dans l’estampe ancienne, les tirages sur cuivre gravé s’altèrent avec le temps.» D’aucuns se seraient contentés d’acquérir. Pas Roger Passeron, qui écrit maints ouvrages savants, souvent traduits jusqu’au Japon, sur la gravure impressionniste, sur celle du XXe siècle, sur Daumier, Chagall, Picasso… et sur les artistes de son temps, avec qui il se lie, André Masson en tête (voir encadré, page 12), ou des noms moins habitués au devant de la scène comme Avati, Ciry, Cathelin ou Bardone, dressant souvent leurs catalogues. « Roger Passeron a sans doute eu un faible pour les estampes modernes, car il privilégiait le rapport direct avec les artistes », souligne Antoine Cahen.
Les anciens et les modernes
Entre les anciens et les modernes, point de querelle pour Passeron. Le collectionneur, malgré son faible pour les artistes avec lesquels il a pu se lier – et qui lui ont souvent offert des œuvres –, a refusé de trancher. Suivant l’ordre alphabétique, la dispersion comprend ainsi cinq œuvres de Jacques Callot. Estimé 1 500/2 000 €, le lot 13 suscitera toute l’attention : selon Antoine Cahen, il est extrêmement rare de trouver réunie comme ici la série des quatre planches des « Bohémiens », de 1621, « sur le même papier et avec la même marge, restées ensemble depuis le XVIIe siècle ». Autre pépite d’une vente qui en compte beaucoup, Albrecht Dürer est représenté par sept numéros, dans des « épreuves rares », observe l’expert, tels l’iconique Melancolia I de 1514 au burin (18 000/20 000 €) ou le somptueux Saint Eustache entouré d’animaux de 1501 (12 000/15 000 €). L’expert pointe aussi deux belles épreuves de Claude Gelée, dit le Lorrain : des scènes pastorales avec un Troupeau à l’abreuvoir (1 200/1 400 €) et Le Bouvier (3 000/4 000 €). La première vente comporte huit Piranèse aux estimations douces, souvent inférieures à mille euros. Plus important en valeur, 12 000 à 15 000 €, l’un des deux Rembrandt représente Jésus-Christ prêchant, une eau-forte de 1657 au trait impressionnant.
Les amitiés artistiques
Place au XIXe siècle, très prisé par Passeron. Deux artistes s’y taillent la part du lion : Honoré Daumier et Pierre Bonnard. Le père du collectionneur s’était déjà attaché à défendre le premier. Le fils s’est à son tour pris de passion pour le mordant caricaturiste de Louis-Philippe. Daumier occupe ainsi vingt-neuf numéros, dont le 112 avec Le commerce est mort, les partis l’ont tué… de 1851, estimé 1 000/1 200 €. Il s’agit ici du seul exemplaire connu, le dessin, censuré après le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, n’ayant jamais été imprimé. Les amoureux de Bonnard, par ailleurs, pourront jeter leur dévolu sur les quinze lots, estimés à partir de 600 €. Terminant la vente du 17 décembre et vedette le lendemain, le XXe siècle est résumé dans un seul numéro, le 258, qui illustre les nombreuses amitiés artistiques de Passeron. Il s’agit d’un exemplaire de son livre La Gravure française au XXe siècle (2 500/3 000 €). Paru en 1970, il est ici enrichi des signatures de Gromaire, Chagall, Segonzac (ami de ses parents), Dalí, Clavé, Buffet, Masson, Manessier, Picasso… Difficile de faire mieux ! S’il n’est pas exhaustif, le panorama englobe Matisse avec un grand nu au fauteuil (12 000/15 000 €), une lithographie de 1924 tirée à 50 exemplaires. La dispersion comprend une trentaine d’estampes de Picasso dont un Faune, aquatinte de 1936 estimée 25 000/30 000 €, et une Étreinte pleine d’ambiguïté, de 1933 (12 000/15 000 €). Dans un registre plus contemporain, le collectionneur avait noué des liens étroits avec Antoni Clavé. En témoignent ici des gravures, mais aussi des œuvres originales, dont une aquarelle à l’encre bleue (1 200/1 500 €) dédicacée à Roger Passeron. Passeron ? Un passeur.