Comme un écho à l’époque lointaine des pharaons, l’histoire moderne de l’Égypte dont le point de départ est la célèbre phrase de Bonaparte, ici détournée pour les besoins du titre cultive le mystère. À partir de la fameuse campagne menée en 1798, nombreux sont les archéologues, les historiens et les artistes à traverser la Méditerranée pour arriver sur ces rives et tenter de percer les secrets de l’antique civilisation. Certains y parviendront, d’autres y laisseront leur vie. Aucun n’y sera insensible de Champollion à Agatha Christie, en passant par Howard Carter et Maxime Ducamp. Gustave Le Gray (1820-1884) s’inscrit dans cette cohorte, débarquant dans le port animé d’Alexandrie au début de 1861. Sans doute ne sait-il pas alors qu’il ne reviendra jamais en France…
Mais, à l’instar de quelques peintres orientalistes Jean-Léon Gérôme, Léon Belly, Narcisse Berchère, Eugène Fromentin et surtout Théodore Frère, devenu frère Bey , il est le jouet d’un tel ravissement qu’il va y demeurer plus de vingt ans. Au Caire, où il se fixe à partir de 1864, sa notoriété l’a précédé et rapidement, il devient une notabilité étrangère, chargée de photographier officiellement Ismaïl Pacha et d’accompagner des expéditions dans la vallée du Nil et le désert du Soudan. C’est cette histoire que racontent les soixante et onze clichés récemment découverts et pour certains totalement inédits dans le corpus du photographe. Leur mise en vente le 14 novembre prochain, accompagnée d’estimations fort raisonnables à partir de 1 500 et jusqu’à 9 000 € , apportera un petit supplément de mystère et de fascination à une quinzaine largement dévolue à la photographie sur le marché parisien des enchères et des galeries.
Un pionnier authentique
Si Gustave Le Gray est désormais universellement reconnu comme l’un des pères fondateurs de la photographie, il convient néanmoins de rappeler quelques-uns de ses hauts faits. Sa participation, en 1851, à la «Mission héliographique», commande de l’État destinée à recueillir les images des monuments français, le consacre officiellement ; un an plus tard, au faîte de la gloire, il émet «le vœu que la photographie, au lieu de tomber dans le domaine de l’industrie, du commerce, entre dans celui de l’art». Des paroles aux actes, il n’y a qu’un pas, et jamais il ne cédera aux sirènes de la facilité. Tout au contraire, notamment à la fin de l’année 1855, lorsqu’il entame une série de marines photographiques des «tableaux enchantés» de grandes dimensions devant lesquels le Tout-Paris artistique va s’extasier , réalisées à partir de deux négatifs, l’un pour la mer, l’autre pour le ciel. Son œuvre considérable est constituée de portraits, de vues de Paris et de ses alentours, des ports du Havre et de Cherbourg, d’un reportage sur la revue militaire du camp de Chalons et de ces incroyables paysages du ciel et de la mer pris devant Sète. Ce sont eux qui l’ont révélé au grand public en 1999 lors de la mémorable vente Marie-Thérèse et André Jammes. Sa Grande Vague déferlait alors sur Londres, chez Sotheby’s, à 507 500 £ (762 000 €). Il s’agissait alors d’un record absolu pour une photographie ancienne, et d’un véritable tournant pour ce jeune marché.
Le Gray l’égyptomane
Rien ne prédestinait Gustave Le Gray à ce voyage sans retour. Lorsqu’il embarque sur la goélette d’Alexandre Dumas à l’invitation de l’écrivain , la destination fixée est Gênes. Mais l’Emma, partie de Marseille le 9 mai 1860, s’en détourne pour mettre les voiles sur la Sicile et voguer à la rencontre de Giuseppe Garibaldi, qui vient de prendre Palerme. Le Gray photographie la ville en ruine et fixe les traits du révolutionnaire, des tirages tous aussi saisissants. Là, et on ne sait trop pour quelle raison, il se brouille avec son ami, qui le débarque à Malte. Et le voici en route vers l’Orient. Après une halte dans les terres du Levant syriennes et libanaises, en proie aux massacres entre Druses et Maronites, il débarque en Égypte, pour n’en plus repartir. Le Gray se plaît à Alexandrie, ville cosmopolite attirant de riches voyageurs, ravis de se faire tirer le portrait par cette célébrité parisienne, tels le comte de Chambord et le prince de Galles pour ne citer qu’eux. D’autant qu’il craint le retour. Ses créanciers ne désarment pas et un procès le menace de ruine, sa femme le noie sous des lettres de reproches… l’Égypte est si douce et il y a tant à découvrir. Le photographe prend son matériel et s’engage à remonter le cours du Nil, vers la capitale. Quelques clichés datant de ces premières années font l’ouverture de la vente. Datables de 1862-1863, ils montrent, l’un la Colonne de Pompée à Alexandrie (1 500/2 000 €), neuf autres les tombeaux des Mamelouks au Caire (2 000 à 3 000 € chacun). Le pacha est flatté qu’un homme ayant portraituré Napoléon III le capture à son tour. Il lui confie des commandes officielles, un poste de professeur de dessin auprès de ses fils, puis un second dans les écoles militaires. Sylvie Aubenas a justement relevé le caractère assez disparate de la production du maître en Égypte. Il livre autant de vues d’architectures que de paysages, de portraits, de types pittoresques et d’albums pour des Européens. Le pays est alors une terre d’accueil pour les artistes français en mal d’exotisme et d’antiquités. C’est sous le règne d’Ismaïl Pacha, khédive de 1863 à 1867, puis vice-roi jusqu’en 1879, que les travaux de percement de l’isthme de Suez seront menés et que son inauguration en grande pompe, et en présence de l’impératrice Eugénie, aura lieu le 17 novembre 1869. Les relations entre les deux pays sont donc au beau fixe.
Le voyage sur le Nil
En janvier 1867, Le Gray est invité à un voyage le long du Nil en compagnie des jeunes princes héritiers. Retrouvant le regard de ses meilleures années françaises, il réalise une splendide série dont des extraits seront présentés à l’Exposition universelle de Paris de la même année, dans la section égyptienne. C’est elle qui est ici révélée, provenant de deux albums. Dans son ouvrage de référence, paru en 2002, Sylvie Aubenas qualifie ainsi ce travail : «Une moisson de vues magistrales, dignes de sa plus belle production des années fastes de l’Empire». Soixante et onze tirages vont être livrés aux appétits des collectionneurs et des institutions, dont une majorité d’inédits. Même si la plupart présente des cadrages différents d’un même sujet, on imagine leur intérêt ! Serge Plantureux le souligne : «Scientifiquement, cette découverte est essentielle, elle va permettre de compléter sensiblement le corpus jusque-là assez restreint des œuvres égyptiennes de Le Gray.» Et peut-être d’en apprendre un peu plus sur ses vingt-quatre années de carrière là-bas le double, en fait, de sa période d’activité en France. «Parce que lorsque les autres ne font que passer, lui demeure», précise Mario Mordente, expert de la vente. Que montrent-elles ces photographies, épreuves albuminées majoritairement d’après des négatifs papier, contrecollées sur des supports cartonnés d’époque ? On y voit que le Nil était un fleuve déjà bien emprunté, que les colosses de Memnon avaient les pieds dans l’herbe et qu’aucune route ne les approchait, que les colonnes du temple de Karnak n’avaient pas encore été remontées… Un temps d’avant jouant du clair-obscur, mais surtout superbement cadré, enserrant un volume compact ou au contraire s’ouvrant sur l’infini : ainsi la vue nommée Port d’Assouan (3 000/4 000 €), qu’il vide de toute activité pour ne retenir que les effets de lumière sur le miroir d’eau du fleuve et les rochers de la rive, est-elle particulièrement vibrante. Chaque cliché «est pensé, caressé, mûri avant la prise de vue ; il n’est fixé qu’au terme d’un processus mental d’appropriation d’une parcelle de réalité, à l’instant où le cadrage et l’éclairage ont atteint un optimum», rappelait encore Sylvie Aubenas. Félix Nadar, à l’honneur avec ses frères jusqu’au 3 février 2019 à la BnF, saluait l’apport de son confrère à la photographie dans Quand j’étais photographe, paru en 1900 en ces termes : «Et il n’était que temps que l’art vînt s’en mêler.» D’art, il est indéniablement question avec ces soixante et onze tirages.