Pour le conservateur en chef de la Frick Collection, à New York, le déménagement temporaire des œuvres d’art au Breuer Building est l’occasion de les voir autrement. Et de les redécouvrir.
En quoi consistent les travaux sur le site historique de la Frick Collection, qui vous ont contraints à en déménager les œuvres ?
Il s’agit d’un projet de rénovation et d’agrandissement, qui nous permettra de disposer d’un espace dédié aux expositions temporaires, d’un amphithéâtre et de bureaux. Au départ, nous souhaitions que le musée reste ouvert, mais cela s’est révélé impossible et nous avons contacté plusieurs institutions de New York pour y louer des espaces et exposer une sélection de nos pièces majeures. Nous avons rapidement trouvé un accord pour nous installer dans le Breuer Building, propriété du Whitney Museum of American Art, loué par le MET (Metropolitan Museum of Art). Nous sous-louons ainsi le bâtiment pour les trois dernières années du bail en cours.
Quel pourcentage d’œuvres habituellement exposées présentez-vous au Breuer ?
La collection se compose d’environ 1 500 objets, ce qui inclut le moindre canapé, tapis ou élément de vaisselle, sans compter les médailles et les monnaies. Le Breuer dispose plus ou moins de la même surface d’exposition que la Frick Collection ; tous les chefs-d’œuvre et toutes les pièces majeures y sont donc présentés. Seule la Diane chasseresse de Jean-Antoine Houdon, trop fragile pour être déplacée, sera absente.
Vous présentez la collection d’un musée-résidence dans un bâtiment d’une époque totalement différente et qui n’a pas été conçu pour l’accueillir. Comment avez-vous appréhendé cette architecture si particulière ?
Le Breuer est l’un des bâtiments que les New-Yorkais adorent détester. Personnellement, je pense que c’est un chef-d’œuvre et qu’il est le seul véritable édifice brutaliste de Manhattan. Mais à son ouverture, en 1966, les réactions étaient mitigées : le monde de l’art et de l’architecture le portait aux nues, tandis que le public le comparait à un vaisseau spatial. Comme le Centre Pompidou à Paris, c’est un bâtiment qui ne laisse pas indifférent. D’ailleurs, installer la Frick au Breuer, c’est un peu comme transférer le musée Jacquemart-André au Centre Pompidou ! Marcel Breuer l’avait conçu avec des murs blanc immaculé, de grands espaces ouverts. Si une telle configuration se prête idéalement à l’art contemporain, elle est beaucoup moins adaptée aux maîtres anciens. Nous avons travaillé en étroite collaboration avec Annabelle Selldorf, l’architecte chargée du projet d’agrandissement, et Stephen Saitas, notre scénographe, pour tirer profit de l’originalité du lieu. Nous avons choisi de faire de ses caractéristiques, comme ses imposantes fenêtres, le point fort de l’accrochage, tout en évitant l’emploi de matériaux, couleurs ou textures en désaccord avec la vision de Breuer. Nous avons peint les galeries en quatre nuances de gris, opté pour des piédestaux en stuc gris imitant le béton et conservé les bancs d’origine.
De quels musées vous êtes-vous inspirés pour cette nouvelle présentation ?
Nous en avons étudié plusieurs : le magnifique Museu de Arte de São Paulo, conçu par Lina Bo Bardi, très différent du Breuer bien que brutaliste ; le Kimbell Art Museum à Fort Worth et le Yale Center for British Art à New Haven, deux bâtiments de Louis Kahn ; le Museu Calouste Gulbenkian de Lisbonne ; le musée des beaux-arts de Besançon, dont l’aménagement a été conçu par Louis Miquel, un disciple de Le Corbusier. Je pense que les musées Kimbell et Gulbenkian sont nos deux principales sources d’inspiration pour le dialogue entre les œuvres et l’architecture. Nous en avons conclu qu’on peut dire beaucoup de choses avec peu d’éléments. Les œuvres ne sont pas « collées » les unes aux autres, mais disposées dans une approche minimaliste, à l’opposé de la Frick où elles se juxtaposent dans une expérience esthétique qui submerge le visiteur.
Comment avez-vous organisé la collection dans sa nouvelle demeure ?
ll fallait d’abord déterminer la manière de raconter son histoire. Ce qui semblait le plus approprié, et qui n’avait jamais été fait auparavant, consistait à organiser la collection par école et par ordre chronologique. Personne n’a jamais pu observer les tableaux des artistes flamands, hollandais, français ou anglais côte à côte. Une fois ces groupes créés, il fallait les intégrer harmonieusement dans le bâtiment avec ses trois étages de galeries. Le premier est consacré aux écoles du Nord et à l’Allemagne : le parquet, qui donne une atmosphère plus chaleureuse, et les plafonds, assez bas, sont parfaitement adaptés à nos tableaux flamands et hollandais. Le deuxième étage est réservé aux œuvres italiennes et espagnoles, et le troisième, très haut de plafond, accueille les œuvres anglaises et françaises, qui sont nos plus grandes pièces. Nous avons également joué avec les ouvertures, emblématiques du Breuer Building. Au deuxième étage, une chapelle a été aménagée autour de la fenêtre, pour mettre en lumière L’Extase de saint François, de Giovanni Bellini, peinture emblématique de la collection. Murs gris, banc et fenêtre Breuer, un tableau de Bellini, et rien d’autre…
Pourtant, de la fenêtre, on aperçoit la ville de New York !
Exactement. Saint François contemple New York, et la lumière pénètre dans le même sens que dans le tableau. Le résultat est stupéfiant : toutes les conditions sont réunies pour que l’illusion fonctionne. Je me réjouis également de l’espace que nous avons créé au troisième étage, où je voulais installer les Fragonard, composés en deux cycles distincts. À la Frick, la salle où ils sont exposés comporte deux fenêtres, alors qu’au Breuer il n’y en a qu’une. Nous avons ainsi créé un espace très intéressant compte tenu de l’histoire des tableaux. Les quatre premières toiles, connues sous le nom des Progrès de l’amour, ont été peintes pour décorer le pavillon de musique du château de Louveciennes, construit par Claude Nicolas Ledoux en 1771 pour madame du Barry, la maîtresse de Louis XV. Mais celle-ci a finalement refusé ces œuvres. Vingt ans plus tard, Fragonard les a vendues à son cousin installé à Grasse, alors même qu’il peignait en complément dix nouveaux panneaux. À la Frick, l’ensemble est présenté dans la Fragonard Room que nous avons déconstruite ici : les toiles de Louveciennes se trouvent dans une salle selon l’ordre dans lequel elles étaient accrochées en 1771 et les panneaux de Grasse dans une autre. La fenêtre de Ledoux, qui donnait sur la Seine, a simplement été remplacée par celle de Breuer, ouvrant sur Madison Avenue.
Selon vous, quelle est la plus belle réussite de cette nouvelle présentation ?
Ma salle préférée est celle du mobilier, au troisième étage, avec seulement quatre pièces : une commode et un secrétaire réalisés pour Marie-Antoinette, la magnifique table de Pierre Gouthière en marbre bleu turquin et bronze doré, et une horloge française, également en bronze doré. Alors que les meubles font souvent office de simple élément de décor, ici, les visiteurs sont invités à les contempler comme une toile ou une sculpture. Nous nous sommes inspirés du travail de Donald Judd à Marfa : contempler un seul objet en trois dimensions dans un immense espace vide. Bien que la présentation au Breuer soit d’une conception diamétralement opposée à celle de la Frick Collection, je crois que nous avons conservé une part importante de l’esprit d’origine : contempler des œuvres de manière directe et immédiate.