Lors d’un dîner-débat, au parterre éminemment choisi, Didier Rykner et l’auteur de ces lignes se sont opposés sur l’appréciation du «wokisme» et des dangers qu’il représente pour la culture. Le directeur de La Tribune de l’art a juré de «s’opposer toujours avec force» à ce mouvement. Appelant à raison garder, j’ai suggéré que la censure contre l’éducation, les arts et la culture provenant des dictatures et de l’extrême droite avait plus d’impact que certains égarements aussi ridicules que néfastes. En neuf mois, PEN America a recensé 1 146 titres de livres interdits dans près de 3 000 établissements d’enseignement de 26 États, 40 % d’entre eux figurant des personnages principaux ou secondaires de couleur. Par surcroît, «l’antiwokisme» perd de sa légitimité quand il sert de paravent commode contre toute volonté de changement en faveur des femmes ou des minorités. Forts de la lecture quotidienne du Figaro, nous nous savons encerclés d’activistes woke attachés à miner notre civilisation, même si, fort heureusement, le vénérable quotidien reconnaît qu’il reste encore du côté du faubourg Saint-Honoré quelques sacs Vuitton, montres Cartier et carrés Chanel pour la maintenir en vie. Des enseignants et intellectuels ont ainsi signé une tribune dans Le Monde pour estimer que «l’antiwokisme est infiniment plus menaçant que le wokisme auquel il prétend s’attaquer», en servant d’étendard à «la falsification de l’histoire, l’abolition de la culture, la mise au pas de la pensée». A priori, la récente controverse autour de l’œuvre de Miriam Cahn pourrait leur donner raison. Explosion d’ombres prises dans la sexualité, la brutalité et la mort, à la laideur affichée, son exposition «sérielle» est dérangeante. Dans le catalogue, Emma Lavigne parle d’un «art-manifeste» qui «cogne, et, dans la lignée des peintures noires de Goya ou de Guernica de Picasso, donne forme à la violence».
Le 7 mai, une scène de torture sexuelle a été maculée de peinture par un ex-élu FN après avoir été assimilée à de la pédopornographie en ligne par Caroline Parmentier. La vice-présidente du groupe RN et membre de la commission culture à l’Assemblée a répandu sur les réseaux sociaux un film d’elle-même devant le tableau. Au nom de l’Observatoire de la liberté de la création, qui regroupe une quinzaine d’associations artistiques sous l’égide de la Ligue des droits de l’homme, François Lecercle a souligné sur France Culture le paradoxe de cette autopromotion, ayant conduit à une large diffusion d’une image honnie, sortie de son contexte. Le Conseil d’État a débouté les associations réclamant le décrochage de l’œuvre, jugeant que le Palais de Tokyo avait pris les précautions qui s’imposaient et que «la seule intention de l’artiste était de dénoncer un crime de guerre» en Ukraine. Cette campagne rappelle aux musées le traumatisme de l’exposition «Présumés innocents» à Bordeaux, en 2000, qui donna lieu à dix années d’instruction à l’encontre des organisateurs, finalement annulée par la Justice. La nouveauté cependant est que, dans le procès fait à Miriam Cahn, deux cercles se réclamant du féminisme ou proches de l’extrême gauche ont joint leur voix aux catholiques intégristes. Isabelle Aubry, de l’association Face à l’inceste et elle-même victime dans son enfance, dit que cette scène «a réveillé des choses traumatiques en elle». Cette souffrance ne peut être mise en doute, mais comme le lui a répondu Catherine Millet, «une réaction personnelle ne fait pas loi». Ce n’est pas parce que je ne supporte pas les films d’horreur que je suis en droit d’en réclamer l’interdiction pour tous. La même réponse pourrait être apportée aux écrivains et artistes noirs qui ont réclamé à la Biennale du Whitney la destruction de la peinture représentant le jeune Emmett Till lynché au Mississippi, parce qu’ils ne supportaient pas qu’elle fût l’œuvre d’une artiste blanche. La censure n’a pas de couleur.
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