Cette vente explore la rencontre par cartonnages interposés entre un collectionneur, Éric Weissenberg, et un écrivain, Jules Verne. La raison n’y a pas sa place… et c’est tant mieux !
L’œuvre de Jules Verne n’a pas pris une ride et la passion pour cette épopée extraordinaire traverse les générations… et les océans. En janvier, trois actualités l’ont une nouvelle fois prouvé. Côté enchères tout d’abord, avec la vente de la réplique du sous-marin le Nautilus, qui ornait la salle des machines à sous du casino de Royan, adjugée 10 200 € à un promoteur bordelais pour le futur musée de la Mer et de la Marine de la ville ; le même 12 janvier, Le Monde et les éditions Glénat publiaient Le Tour du monde en 80 jours, bande dessinée par Chrys Millien, dans le but didactique de faire découvrir les grands classiques de la littérature aux jeunes lecteurs. Sans oublier, le 25, l’arrivée triomphale du navigateur Francis Joyon, vainqueur avec son équipage du trophée Jules-Verne en un temps historique de quarante jours… Cette actualité s’enrichira d’un autre défi le 1er mars, avec la dispersion à Drouot, chez Boisgirard-Antonini, de l’une des dernières grandes collections verniennes, celle d’Éric Weissenberg (1941-2012). L’ensemble est si riche qu’il nécessitera plusieurs vacations. En route pour un tour du monde en 166 numéros ceux proposés dans ce premier opus , avec quelques pépites qui vont contribuer à renforcer la légende…
Les tribulations d’un Suisse en pays vernien
Face à un tel niveau de passion, on ne sait plus quel superlatif employer… Éric Weissenberg (1941-2012), dentiste genevois, s’immerge dans l’univers de Jules Verne en 1969. Il n’en sortira plus, enrichissant sa collection de nouveaux achats jusqu’à la fin de sa vie. Son but ? Posséder un exemplaire pour chaque variante d’édition (volumes simple et double compris), vaste entreprise lorsqu’on sait qu’il en existe près de deux mille ! Sur les rayons de son immense bibliothèque, classée par continents à la façon de Pierre-Jules Hetzel choix repris par le catalogue de la vente , Voyages et Aventures du capitaine Hatteras (J. Hetzel Éditeur, 1867, 3 000/4 000 €) fut le premier ouvrage à prendre place. Et ce n’est déjà pas n’importe quel exemplaire, puisqu’il s’agit du premier volume double des Voyages extraordinaires dans le cartonnage personnalisé en pleine percaline bleue «au cercle pur». De nombreux autres viendront le rejoindre, constituant une éblouissante réunion, l’une des plus importantes jamais réunies par un particulier, avec celle de Piero Gondolo della Riva, aujourd’hui conservée à la Maison de Jules Verne, à Amiens. Les experts Philippe Mellot et Jean-Marie Embs n’hésitent pas à la comparer à un musée, confidentiel certes car tenu à l’abri des regards, mais bien parce qu’un tel ensemble «par sa richesse et son érudition, dessins inédits et lettres autographes de Jules Verne, livres avec envois, photographies précieuses et souvent uniques de l’écrivain et de sa famille, portraits à l’huile, éditions et cartonnages rares, affiches, lavis et gouaches originales des illustrations, objets, jeux et chromos divers […] ne peut avoir d’autre nom». Accumuler n’était pas la seule passion d’Éric Weissenberg. Souhaitant aussi diffuser, il devient l’un des auteurs les plus prolifiques du Bulletin de la Société Jules Verne, société dont il est bien sûr membre, et de Jules Verne : Un univers fabuleux (Favre, 2004), un ouvrage richement illustré par de nombreuses pièces inédites de sa collection. Il contribuera encore à «charpenter» le livre de Philippe Jauzac, Jules Verne, Hetzel et les cartonnages illustrés (Éditions de l’Amateur, 2005), la «bible» des passionnés.
Voyage extraordinaire
De la Terre à la Lune en passant par les profondeurs et les mers, les glaciers et les archipels, le voyage proposé s’annonce des plus complets. Qui, enfant, n’a pas pleuré en voyant les yeux rougis au fer du capitaine Strogoff, n’a pas rêvé de partir pour Cinq semaines en ballon, n’a pas frissonné en s’imaginant prisonnier d’Un hivernage dans les glaces, n’a pas tremblé pour le jeune héros orphelin du Voyage au centre de la Terre ? C’est bien à un retour dans ces souvenirs enfouis que la vente du 1er mars propose aussi de prendre part avec des estimations débutant à 200 €, la grande majorité des cartonnages proposés se situant plutôt entre 1 000 et 4 000 €, pour atteindre les six chiffres pour les plus rares. Vert, orange, rose tyrien, bleu, rouge ou polychrome, «au steamer et à la pastille rouge», «aux feuilles d’acanthes», «au globe doré», «aux initiales argentées», «à l’éventail», «aux deux éléphants», «aux fleurs de lys», «à la grenade», «au portrait imprimé»… La variété de couleurs et d’illustrations des plats ne cesse d’impressionner. Néanmoins, le document le plus important est certainement la carte de l’île au trésor. Ainsi que le confie Philippe Mellot, «il fallait frapper fort pour asseoir la légitimité de la vente» et donc proposer dès la première vacation cette pièce exceptionnelle (voir encadré ci-dessous). Cette rareté n’est pas isolée, beaucoup d’autres présentant le même caractère. Il en va ainsi du cartonnage personnalisé de L’Ile mystérieuse en premier tirage illustré arborant le fameux plat dit «mort-né».
Heureuse malchance
Seuls cinq exemplaires de ce type sont connus, dont celui d’un beau vert sapin ancré à 82 350 €, le 4 avril 2009 à Drouot, lors de la vente Richard Kakou (Cabinet V.A.E.P. Marie-Françoise Robert & Frank Baille). Pour cette édition, Hetzel avait choisi de mettre en concurrence ses trois meilleurs relieurs pour la création d’un plat de série, Lenègre, Engel et Magnier. Seuls les projets des deux premiers seront retenus et réalisés, mais le troisième, sûr de lui et malgré le coût d’une telle entreprise, décida d’éditer quelques exemplaires sans attendre la commande… Heureuse malchance qui offre aux passionnés d’aujourd’hui le bonheur insigne de se procurer un ouvrage d’une telle rareté ! Un petit tour dans les airs, maintenant, avec Cinq semaines en ballon. L’histoire est née de l’amitié entre l’auteur, l’éditeur et le photographe Nadar. Il est d’ailleurs fort probable que l’on doive à ce dernier l’idée de ce roman, puisque «Le Géant», un monumental aérostat sphérique de 6 000 m3 était la même année construit sous sa direction. Le génial expérimentateur inspirera encore Jules Verne pour De la Terre à la Lune et Autour de la Lune, le passager vedette de ces deux aventures se nommant Michel Ardan, l’anagramme de Nadar. L’Étoile du Sud s’apprêtant elle aussi à appareiller pour un tour du monde bien particulier, la maison de ventes et les experts ne se préparent pas à Deux ans de vacances. Tout au contraire. Rendez-vous en octobre pour la deuxième escale !