Une provenance très convoitée va encore faire parler d’elle, grâce à cette table signée Moreux. à Compiègne, le défilé de printemps sera art déco !
À la fin du XIXe siècle, Jacques Doucet est l’une des principales figures de la haute couture. Rue de la Paix, sa boutique ne désemplit pas, Réjane et Sarah Bernhardt comptent parmi ses clientes les plus assidues. Homme de goût, Doucet l’est sans conteste, mais pas seulement en ce qui concerne la mode, ses aspirations le portant sans cesse au-delà. Si ses premières amours d’amateur d’art le mènent vers les ébénistes et les peintres du XVIIIe, il aborde de nouvelles contrées sous l’influence d’André Breton et d’André Suarès.
Changement de cap alors sans précédent, il décide en 1912 de vendre sa collection, pour près de quinze millions de francs, afin d’investir dans l’art contemporain. Et son mécénat créera une incroyable émulation, faisant de lui l’un des plus grands initiateurs de l’art déco. Une commande symbolise à elle seule ce phénomène, celle pour son hôtel de Neuilly. Les dernières années de son existence furent en effet occupées par l’aménagement de ce fameux appartement du 33, rue Saint-James. En août 1928, il emménage dans cet hôtel transformé ; au premier étage, une suite, indépendante du reste, proposera une succession de trois salles – vestibule, studio et cabinet d’Orient. L’architecte Paul Ruaud est chargé des aménagements, associé à Pierre Legrain pour la décoration intérieure. Cette commande mythique est surtout connue par des photos parues dans la revue L’Illustration du 3 mai 1930.
Place à la visite : après avoir gravi les marches de l’escalier en émail et fer forgé de Csaky, on atteint le vestibule, où trônent Les Demoiselles d’Avignon de Picasso. Gris argent et vert pâle, la pièce est meublée d’armoires murales créées par Legrain, aux disques en argent et aux panneaux de laque vert, tandis que sur un autre pan, des toiles de Picabia et de Miró surplombent la table basse de Moreux. En face, un grand Bouddha en marbre blanc orne une niche, tandis que le sol est habillé d’un tapis vert vif de Jean Lurçat. Derrière la porte en verre de Lalique, dans le studio et le cabinet d’Orient, on découvre des meubles en laque, cuir, ébène, galuchat ou ivoire – signés Legrain, Coard ou Eileen Gray.
Cette commande fut bel et bien une aubaine pour ces créateurs, pour Jean-Charles Moreux en particulier, dont la carrière débutait. Doucet l’avait remarqué lors de l’Exposition internationale de 1925, mais aussi par ses créations pour la maison des Véra, à Saint-Germain-en-Laye, ou pour l’hôtel du vicomte de Noailles. Notre table, pourtant – proche par son esprit cubiste et africain du travail de Legrain, mais reflétant son attrait pour les matériaux nobles et la simplicité des formes –, reste à part dans son œuvre. Moreux a aussi conçu pour le studio un bureau de dame laqué et gainé en galuchat, aujourd’hui conservé au musée des Arts décoratifs de Paris.
Après la tendance moderniste des années 20, cet architecte et décorateur très attaché à la tradition change radicalement de style dix ans plus tard, avec un retour au néoclassicisme et aux ornements. Mais comme les plus grands, Moreux n’a pas échappé à l’engouement de l’art déco et à l’irrésistible attrait de Jacques Doucet.